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si tu étais venue, si tu avais mis à exécution ton projet d’autrefois ! Peut-être aurions-nous pu dérober une heure à l’espionnage, et dans le trésor de nos souvenirs, nous en compterions un de plus, divin entre tous… » Ils lurent encore sur un autre feuillet : « J’ai une étrange pensée qui, de temps à autre, me traverse l’esprit comme un éclair et me trouble jusqu’au fond : une pensée folle, un rêve. Je pense que tu pourrais venir ici à l’improviste, seule, pour être toute à moi ! » Plus loin encore : « La beauté de Venise est le cadre naturel de ta beauté. Le coloris de ton teint, si riche et si chaud, fait tout entier d’ambre pâle et d’or mat où se mêlent peut-être quelques tons de rose languissante, c’est le coloris idéal qui s’harmonise le plus heureusement avec l’air vénitien. J’ignore comment pouvait être Catherine Cornaro, reine de Chypre ; mais, je ne sais pourquoi, je me figure qu’elle devait te ressembler…

— Tu vois, dit Hippolyte : c’était une séduction continuelle, raffinée, irrésistible. Je souffrais plus que tu ne pourrais te le figurer. Au lieu de dormir, je passais les nuits à chercher un moyen de partir seule, sans éveiller les soupçons de mes hôtes. Je fis un prodige d’habileté. Je ne sais plus ce que je fis lorsque enfin je me trouvai seule avec toi, dans la gondole, sur le Grand-Canal, par cette aube de septembre, je ne croyais pas que cela fût réel. Te rappelles-tu ? J’éclatai en sanglots, sans pouvoir te dire une parole…

— Mais moi, je t’attendais. J’étais sûr que tu viendrais, à tout prix.

— Et ce fut la première des grandes imprudences.

— Tu as raison.

— Qu’importe ? Cela ne vaut-il pas mieux ? Ne vaut-il pas mieux que maintenant je t’appartienne toute ? Non, je ne me repens de rien.

George lui mit un baiser sur la tempe. Ils causèrent longuement de cet épisode qui, parmi leurs souvenirs, était l’un des plus beaux et des plus extraordinaires. Ils revécurent minute par minute les deux journées de vie secrète à l’hôtel Danieli, les deux journées d’oubli, d’ivresse suprême, où il semblait qu’ils eussent perdu l’un et l’autre toute notion du monde et toute conscience de leur être antérieur.

Ces journées avaient marqué pour Hippolyte le commencement de la ruine. Les lettres suivantes faisaient allusion à ses premières épreuves. « Quand je pense que je suis la cause initiale de tes douleurs et de tes ennuis de famille, un regret indicible me tourmente ; et, pour me faire pardonner le mal dont je suis cause, je