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le visage. Peut-être porte-t-elle à son insu, dans l’âme, quelqu’un des germes funestes qui, en moi, conscient, ont poussé avec tant de puissance. Elle doit avoir le cœur plein d’inquiétudes et de mélancolies médiocres. Elle est malade sans connaître son mal. »

En ce moment, sa mère se leva. Tous la suivirent, excepté le père et don Bartolomeo Celaia, qui restèrent à table pour causer ; ce qui les rendit l’un et l’autre plus odieux à George. Il avait entouré d’un bras la taille de sa mère et de l’autre la taille de Christine, affectueusement ; et il passa ainsi dans la chambre contiguë, en les entraînant. Il se sentait le cœur gonflé d’une tendresse insolite et d’une insolite compassion. Aux premières notes du Nocturne que Camille commençait à jouer, il dit à Christine :

— Veux-tu descendre au jardin ?

La mère resta avec les fiancés. Christine et George descendirent avec l’enfant silencieux.

D’abord, ils marchèrent à côté l’un de l’autre, sans rien dire. George avait mis son bras sous le bras de sa sœur, comme il faisait avec Hippolyte. Christine s’arrêta en murmurant :

— Pauvre jardin à l’abandon ! Te rappelles-tu nos jeux, quand nous étions petits ?

Et elle regarda Luc, son fils.

— Va, mon Luchino ; cours, joue un peu.

Mais l’enfant ne bougea pas d’auprès de sa mère ; au contraire, il lui prit la main. Elle soupira en regardant George.

— Tu vois ! c’est toujours la même chose ! Il ne court pas, il ne joue pas, il ne rit pas. Jamais il ne se détache de moi, jamais il ne veut me quitter. Tout lui fait peur.

Absorbé dans la pensée de la maîtresse absente, George n’entendait pas les paroles de Christine.

Le jardin, moitié au soleil, moitié à l’ombre, était ceint d’un mur au haut duquel scintillaient des tessons de verre fixés dans le ciment. D’un côté courait une treille. De l’autre côté, à distances égales, se dressaient des cyprès hauts, maigres, droits comme des cierges, avec, au sommet de leur tige, une pauvre touffe de feuillage sombre, presque noir, en forme de fer de lance. Dans la partie exposée au midi, sur une bande de terrain ensoleillée, prospéraient quelques rangs d’orangers et de citronniers, qui alors étaient en fleur. Le reste du terrain était semé de rosiers, de lilas, d’herbes aromatiques. Çà et là on apercevait quelques petits buissons de myrtes plantés régulièrement et qui avaient servi de bordure à des plates-bandes aujourd’hui détruites. Il y avait dans un angle un beau cerisier : il y avait au milieu un bassin rond, plein d’une eau morne où verdoyaient des lentilles