Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/749

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gorge à chaque pause, poussant par momens de rauques éclats de voix qui exprimaient une haine presque sauvage, une haine inconcevable chez une créature d’apparence aussi délicate. — Et encore une fois toutes les accusations jaillirent de sa bouche. Cet homme n’avait plus aucune retenue, aucune pudeur. Pour faire de l’argent, il ne reculait plus devant rien ni devant personne. Il avait perdu la raison ; il semblait en proie à une folie furieuse. Il avait ruiné ses terres, coupé ses bois, vendu son bétail sans réfléchir, à l’aveugle, au premier venu, au premier offrant. Maintenant, il commençait à dépouiller la maison où ses enfans étaient nés. Depuis longtemps il avait jeté son dévolu sur cette argenterie, une argenterie de famille, ancienne, héréditaire, conservée toujours comme une relique de la grandeur de la maison Aurispa, conservée complète jusqu’à ce jour. Rien n’avait servi de la cacher. Diego s’était concerté avec son père ; et les deux complices, éludant la vigilance la plus attentive, l’avaient soustraite pour la jeter Dieu sait en quelles mains !

— Tu n’as pas honte ! poursuivait-elle, tournée vers Diego qui avait grand’peine à contenir l’explosion de sa violence. Tu n’as pas honte de prendre contre moi le parti de ton père ? Contre moi, qui ne t’ai jamais refusé ce que tu m’as demandé, qui ai toujours fait ce que tu as voulu ! Et pourtant tu sais, tu sais bien où va cet argent. Et tu n’as pas honte ?… Tu ne dis rien ? Tu ne réponds rien ? Ton frère est là, regarde. Dis-moi où la caisse s’en est allée. Je veux le savoir, entends-tu ?

— J’ai déjà dit que je n’en sais rien, que je n’ai pas vu la caisse, que je ne l’ai pas prise, s’écria Diego sans plus se contenir, avec une explosion de brutalité, en secouant la tête ; et la flamme sombre qui éclairait son visage le faisait ressembler à l’absent. As-tu compris ?

La mère, pâle comme une morte, regarda George, à qui ce regard parut communiquer la pâleur maternelle.

Saisi d’un tremblement impossible à cacher, l’aîné dit au cadet :

— Diego, sors d’ici !

— Je sortirai quand il me plaira, répliqua Diego en haussant insolemment les épaules, sans toutefois regarder son frère dans les yeux.

Alors une exaspération subite s’empara de George, une de ces exaspérations extrêmes qui, chez les hommes faibles et irrésolus, ont une si excessive véhémence qu’elles ne peuvent se traduire par aucun acte extérieur, mais font passer devant la volonté accablée des éclairs d’images criminelles. La haine entre frères, cette haine odieuse qui, depuis les origines, couve sourdement