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prix que celle du porc. Le cheval, au contraire, dont les meilleurs morceaux coûtent trois fois moins que ceux du cochon, est introduit à dose plus ou moins forte dans la charcuterie à bon marché, facturée avec cette indication cabalistique : « mél. ch. », — mélange cheval, — et qui se vend en gros 1 fr. 50 le kilogramme.

Au-dessous de l’établissement sont creusés trois étages de caves éclairées à la lumière électrique. Le long de leurs murs courent des tuyaux frigorifères reliés à une machine du système Raoul Pictet. Une température glaciale est ici nécessaire pour conserver, été comme hiver, les jambons et les poitrines empilés les uns sur les autres, et baignant au milieu de la saumure dans des citernes de trois mètres de profondeur ; de même il fallait une chaleur toujours égale aux penderies superposées de saucissons que nous avons parcourues tout à l’heure. Ce matériel perfectionné, cette fabrication économique, ne s’appliquent toutefois qu’à la seule espèce porcine, dont Paris consomme 25 millions de kilos, et non aux 160 millions de kilogrammes de bœuf, veau et mouton qui alimentent la capitale. Il n’existe pas encore en France de ces gigantesques boutiques carnassières à l’américaine, que M. Brunetière appelait récemment, avec un mépris trop cruel, « d’ignobles usines à dépecer. » Me sera-t-il permis de plaider leur cause chez nous, où le nombre des boucliers va se multipliant sans cesse tandis que leur bénéfice individuel diminue et que le prix de la viande en détail augmente ?


VII

Dans une Enquête sur les prix de détail, faite il y a huit ans déjà, M. de Foville a fort bien expliqué la cause de ce phénomène : « La concurrence, remarque-t-il, quand elle ne s’exerce qu’entre unités commerciales du même ordre, est loin d’avoir toute l’efficacité que les purs théoriciens lui attribuent d’ordinaire… » L’importance moyenne des clientèles diminuant, chaque vendeur doit tirer son bénéfice et le remboursement de ses frais d’un nombre d’acheteurs de plus en plus réduit, et la concurrence, loin de modérer l’essor des prix, les fait monter tout ensemble comme elle fait filer vers le ciel les arbres serrés les uns contre les autres dans une futaie trop épaisse.

A l’époque où le nombre des bouchers de Paris était limité, dans les dernières années de la Restauration, ils étaient devenus en général fort riches et en même temps si arrogans que l’un d’eux affecta, paraît-il, lors d’une cérémonie publique, de « dépasser le carrosse du roi. » La personne qui m’a conté ce détail, Mme A. Duval, l’une des gloires de la corporation, veuve du