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treté. Il s’applique consciencieusement les bienfaits de ce système où la méthode est remplacée par la bonne volonté. Auboutd’un certain temps il en arrive à un état d’esprit qu’il n’est pas inclinèrent de noter. Certains jours, « il mâchait d’instinct une petite balle élastique pleine. Des ordres de pensées s’attachaient au mâchement de cette balle et qui partaient de l’élasticité. L’élasticité, en effet, le préoccupait beaucoup, tellement liée à la vie, à la chair humaine, à la lutte de l’organique et de l’inorganique, bientôt le ramenait au gouffre de l’ontologie… Le télégraphiste eut des curiosités intimes de sa personne, le désir exact de se classer, non plus simplement comme puissance, mais comme forme exacte, idiocrasies, caractéristiques. Aspiration d’abord confuse, il la satisfiten étudiant en détail la structure physique : orographie du crâne, cubages, chiromancie, assoiffé d’analogies avec tels grands hommes. Son angle facial atteignait-il celui de Guvier ? le poids de son cerveau celui de Cromwell ? » Tels sont les effets du surmenage.

Je n’ai garde de confondre M. Rosny avec ses personnages et de croire qu’il leur fabrique une biographie avec des fragmens de la sienne. Je remarque seulement que toutes les sciences inscrites au programme de Marc Fane ont laissé d’elles-mêmes quelque souvenir dans les romans de M. Rosny. L’astronomie y tient une grande place. Constellations, planètes, étoiles y sont nommées par leur nom. Un rêveur songe-t-il aux caprices de la femme qu’il aime ? il n’oublie pas de nous dire que Rigel etProcyon glissent au firmament, la Vierge près de la Chevelure de Bérénice, et que les arctiques tournent autour de l’axe du monde. La géologie, la paléontologie, l’anthropologie, l’ethnologie, la zoologie et quelques sciences annexes, sont pour M. Rosny le répertoire ordinaire de ses comparaisons. Ces comparaisons sont pour nous si imprévues et elles jaillissent si naturellement sous la plume de l’écrivain que nous sommes par là renseignés sur ses préoccupations habituelles. Veut-il nous parler d’une chambre où un homme qui va mourir se souvient d’avoir médité ? cette chambre lui donne l’impression d’être « contemporaine des origines, sœur des grottes où l’on trouve des squelettes d’animaux préhistoriques, comme ici des squelettes de méditations ». Rencontre-t-il un rebouteux par les champs, une soudaine association d’idées évoque devant lui « les siècles très anciens, le chaos géologique où les plésiosaures et les iguanodons se mêlent à des haches taillées, à l’homme des cavernes et des palafittes. » Familier des temps préhistoriques, M. Rosny se fait sanseffort le contemporain de l’homme des cavernes. Tandis que notre regard s’enierme timidement dans un coin de société ou dans un coin d’âme, pour lui il évolue à l’aise dans une période de temps qui remonte à plus de vingt mille ans en arrière et qui dans l’avenir n’a pas de limites. Médiocrement intéressé par les individus, il s’attache avec passion aux questions d’espèce et de race. Un mari regarde dormir une femme aimée. Que