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appartient simplement à mes maladies. » Pauvre Nietzsche ! On ne guérit pas si facilement de Wagner, quand on l’a subi au point où l’avait subi son plus illustre disciple. Certes il a réussi à ce prodige. Mais reste à savoir si en se guérissant de son maître il ne s’est pas détruit lui-même, et s’il n’a pas triomphé comme ces médecins qui chassent la maladie en tuant le malade. Quoi qu’il en soit, le cas Nietzsche n’est pas moins intéressant que le cas Wagner. Si celui-ci touche au centre du problème esthétique et à l’avenir de l’art dans son intégrité, l’autre confine au point le plus sensible du problème philosophique et religieux de notre temps. Il nous fait voir à nu une plaie profonde de l’âme contemporaine, plaie d’autant plus dangereuse qu’elle se cache sous un masque littéraire savamment tissé.


II


Je rencontrai Nietzsche à Bayreuth, en 1876, aux premières représentations de l’Anneau du Nibelung. Si ces mémorables fêtes scéniques marquent désormais un point capital dans l’histoire de l’art dramatique, elles furent peut-être aussi l’origine secrète de la nouvelle évolution de Nietzsche. Du moins m’a-t-il semblé qu’il reçut là les premières atteintes du mal qui l’a poussé dans cette voie.

En causant avec lui, je fus frappé de la supériorité de son esprit et de l’étrangeté de sa physionomie. Front large, cheveux courts repoussés en brosse, pommettes saillantes du Slave. La forte moustache pendante, la coupe hardie du visage lui auraient donné l’air d’un officier de cavalerie, sans un je ne sais quoi de timide et hautain à la fois dans l’abord. La voix musicale, le parler lent, dénotaient son organisation d’artiste ; la démarche prudente et méditative était d’un philosophe. Rien de plus trompeur que le calme apparent de son expression. L’œil fixe trahissait le travail douloureux de la pensée. C’était à la fois l’œil d’un observateur aigu et d’un visionnaire fanatique. Ce double caractère lui donnait quelque chose d’inquiet et d’inquiétant, d’autant plus qu’il semblait toujours rivé sur un point unique. Dans les momens d’effusion, ce regard s’humectait d’une douceur de rêve, mais bientôt il redevenait hostile. Toute la manière d’être de Nietzsche avait cet air distant, ce dédain discret et voilé qui caractérise souvent les aristocrates de la pensée. Mme Salomé, qui juge l’homme avec une singulière pénétration, dit : « Ses yeux semblaient les gardiens de trésors muets. Leur regard était tourné au dedans ; ils reflétaient ses impressions intérieures ; regard