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rapportant dans ses plis l’oubli des vieilles haines, rendant à tous la douceur de ne plus détester personne, pas même l’empereur.

Presque toute notre jeunesse, est-il besoin de le rappeler, avait été élevée dans la haine du second empire, pour des motifs et dans les milieux les plus différens. Ceux qui tenaient cette haine d’une tradition de famille donnaient le ton ; ils rangeaient à leur suite jusqu’aux fils des fonctionnaires bonapartistes, excités par l’esprit de contradiction, par le bouillonnement du premier âge, par le vent qui soufflait partout depuis quelques années. — Légitimistes, orléanistes, républicains, ces nuances comptaient à peine ; à la voix des pontifes de l’union libérale, elles se confondaient dans le joyeux accord des oppositions, où chiens et loups hurlent ensemble après la bête de chasse avant de s’entre-dévorer pour la curée. — Accord joyeux, ai-je dit. Je me demande parfois si j’entends bien, quand un vétéran de ces années, devenu chef de parti ou ministre, prend la parole dans un banquet pour féliciter la jeunesse du bonheur qu’elle a de vivre aujourd’hui, pour opposer à ce bonheur le tableau des souffrances moroses qu’il endura, lui, dans la compression où il s’étiolait. Ces graves plaisantins oublient que leur geôle habituelle était le bal Bullier. Ils parlent pour les besoins de la cause, comme parleront un jour les jeunes opposans de l’heure présente à leur tour ceux-ci maudiront la persécution qui attrista leurs débuts dans la vie, ils oublieront à leur tour qu’ils s’amusèrent royalement, parce que l’opposition est amusante de sa nature, et surtout parce que les régimes politiques ne peuvent rien contre la fleur de joie des vingt ans ; seul, le pied d’un maître étranger sur le sol natal est assez lourd pour la flétrir momentanément.

Avec quelle joie maligne on accueillait, dans les cours de nos collèges, chaque élection qui souffletait l’Exécutif en lui jetant dans les jambes quelque revenant de 1848 ! Nous achetions avec respect les cartes photographiques où ces députés de l’opposition, nos vengeurs, se groupaient en médaillons sympathiques. MM. Garnier-Pagès, Glais-Bizoin. Crémieux étaient puissamment laids ; ils n’en faisaient pas moins dans nos pupitres une forte concurrence aux photographies des actrices en vogue. Quand nous expliquions notre Tacite, nous ne doutions pas que cet ancêtre de M. Prevost-Paradol eût buriné d’avance tous les vices et toutes les iniquités du Tibère des Tuileries. Ainsi se formaient au sens du juste et du réel les cœurs des jeunes Français, dociles aux enseignemens austères que leur donnaient les vaincus de la rue de Poitiers et les faméliques des brasseries.

Ces enseignemens ont gardé assez de force, après la catastrophe, pour détourner longtemps tous nos anathèmes sur un