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à son tour. Quand les ouvriers ont voulu rentrer dans les ateliers, ils en ont trouvé les portes closes. Ils ont frappé, on ne leur a pas ouvert. Enfin, l’administrateur délégué, M. Rességuier, a fait afficher un placard ainsi rédigé : « Les ouvriers des verreries de Carmaux ayant quitté le travail sans motif, l’usine est fermée par ce fait. La Société, dans leur intérêt, croit devoir les avertir qu’elle ne peut prévoir quand et dans quelles conditions la réouverture aura lieu : à chacun, par conséquent, de prendre tel parti qui lui convient. » S’il y a eu jamais une surprise profonde, c’est celle qu’ont éprouvée les verriers en lisant ces quelques lignes sèches et tranchantes. La brièveté de M. Rességuier les a déconcertés. Quant à M. Jaurès, il a écrit à M. le président du Conseil une très longue dépêche, dans laquelle, après avoir fait le procès de la Compagnie, il a juré de garder son sang-froid jusqu’au bout, « car, il lui paraît impossible qu’il n’y ait pas une protestation de toute la France républicaine. Mais, ajoute-t-il aussitôt en termes menaçans, il se peut que les ouvriers, exaspérés par l’injustice et la misère, se laissent aller à de justes ressentimens et répondent enfin à la violence par la violence. Au jour du danger, je serai avec eux, devant eux, et si le gouvernement et les patrons ont le triste courage de faire tirer sur ces braves gens, coupables avant tout d’être républicains, que le sang versé retombe sur le triste régime qui, sous le nom usurpé de république, aura préparé ou toléré un tel crime ! »

Non, les ouvriers de Carmaux ne sont pas coupables, avant tout, d’être républicains, et l’on ne voit pas ce que la république vient faire ici. Les lois qui régissent les rapports des patrons et des ouvriers sont indépendantes des formes politiques : elles sont les mêmes en Angleterre ou en Allemagne qu’en France ou aux États-Unis. Nous sommes d’ailleurs tentés de croire que les verriers de Carmaux ne sont coupables de rien du tout, sinon de s’être laissé duper par quelques meneurs et égarer par la parole sonore et décevante du plus éloquent d’entre eux. Ils commencent à s’apercevoir de la faute qu’on leur a fait commettre. M. Jaurès promet de mourir avec eux : il y a trois semaines qu’il a fait ce serment oratoire, et, grâce à Dieu ! la tranquillité n’a pas cessé de régner à Carmaux. Il est vrai que M. Jaurès a promis aussi des subsides pour vivre, dût-il aller lui-même les solliciter à travers la France dans une série de réunions publiques où il mettrait à nu les infamies de l’ordre social actuel. Mais avant de commencer cette tournée destinée à être plus ou moins fructueuse, le tribun socialiste est allé se reposer dans une maison de campagne qu’il possède aux environs d’Albi, et d’où il est peu sorti depuis lors. Le correspondant d’un grand journal a causé avec lui à Bessoulet : il l’a trouvé « lisant, pour se distraire, Béatrix de Balzac ». On ne peut que l’en louer ; les passions les plus violentes ont, par moment, un impérieux besoin de se