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quiconque se présenterait, et rien ne montrait mieux que l’aspect et la composition de cette foule combien il avait réussi dans son travail de fusion et d’assimilation de tous les élémens du parti monarchique. Il y avait là des hommes de toutes les conditions, dans les costumes les plus divers ; à côté de corrects messieurs en habit noir, des nouveaux arrivans, en tenue de voyage, et des paysans en blouse. Il y avait aussi des descendais d’hommes qui non seulement avaient appartenu autrefois aux partis les plus différens, mais qui avaient été en lutte directe les uns contre les autres. Je crois apercevoir encore un groupe où le hasard, — ou plutôt non, ce n’était pas le hasard, — avait réuni un arrière-petit-fils du prince de Polignac, un petit-fils de M. de Montalivet, et un arrière-petit-fils du général de La Fayette. Je pourrais citer encore d’autres noms ; je ne le ferai pas, car ils pourraient y voir un reproche ou une épigramme. Ils se tromperaient : ce ne serait qu’un souvenir et une espérance. Cette foule était houleuse, agitée, bruyante ; mais tout à coup, par momens, le silence se faisait, les rangs s’entr’ouvraient, une haie se formait, respectueusement. Et ce qui commandait ce silence et ce respect, ce n’était pas une vaine étiquette ; c’était un sentiment qui venait du cœur ; car ceux-là devant qui les têtes s’inclinaient et les yeux se mouillaient parfois de larmes, ce n’étaient pas des princes dont des courtisans se disputaient la faveur ; c’étaient des exilés qui passaient.

Le lendemain eut lieu le départ. Nous n’avions pas obtenu sans quelques difficultés de M. le Comte de Paris l’autorisation de prendre les mesures nécessaires pour donner à ce départ non seulement la dignité, mais la solennité. Il avait l’horreur instinctive de tout ce qui sentait la mise en scène et l’apparat. Dans cette circonstance, il comprit cependant que l’éclat donné au départ était une forme légitime de protestation, et il se prêta à tout ce que nous proposâmes. Il dépassa même notre attente, et nul ne fut plus surpris que moi lorsque, au moment où la Victoria qui nous emmenait (tout le service d’honneur partit avec lui) quitta le quai du Tréport, il donna le signal de hisser au sommet du mât le drapeau tricolore et, agitant son chapeau, se mit à crier : « Vive la France ! Au revoir ! » Sa grande taille qu’il redressait, son geste ample, sa voix forte, firent une impression électrique sur la foule qui répéta le même cri jusqu’au moment où le bateau dépassa la longue jetée. L’écho de ces cris allait s’affaiblissant, et l’émotion qui nous avait tous pris à la gorge commençait à se calmer, lorsque, tout à coup, nous entendîmes une nouvelle clameur. Des cris frénétiques de : « Vive le Roi ! » partaient d’une petite barque qui dansait sur le sommet