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cette jeune veuve ni aux deux hommes qui l’aiment : l’un n’est rien ; l’autre est une pâle réédition de Judah.

Mais ce qui n’est que l’accessoire pour les spectateurs ordinaires constitue pour le critique, pour l’historien du théâtre et des mœurs, la partie capitale de la pièce. Lorsqu’on voudra peindre la société anglaise dans les dernières années du XIXe siècle, on viendra puiser dans ce curieux premier acte ; on y trouvera les élémens confus qui s’agitent et se mêlent, sans se confondre, dans le vague mouvement social de ce temps : l’enthousiasme sans but précis, le dévouement sans objet défini, une croisade qui ne sait ce qu’elle veut ni où elle va et dont pas un seul pèlerin n’arrivera au terme. Il s’agit de la « Réforme de Londres » : un programme qui n’en est pas un à force d’être vaste et complexe. Dans cette association entrent les jolies femmes qui jouent à la charité et « lavent les pieds des pauvres avec des gants de chevreau ; » les jeunes désœuvrés, pour qui la réforme de Londres est une occasion de flirter comme la comédie de société, les tableaux vivans et les garden parties ; les intrigantes qui exploitent la circonstance pour se créer des relations avec « cette bonne duchesse de Launceston » et qui se hissent ainsi dans le monde d’échelon en échelon. L’une d’elles, Mrs Campion Blake, invite un vieil homme d’Etat à dîner avec une sorte d’apôtre qu’elle définit « un mélange de l’imbécile, de l’ange et du poète, et d’une sincérité épouvantable !… très drôle, d’ailleurs, si on le prend à petites doses. » Après le dîner, une gymnaste américaine fera des exercices dans le salon : « Oh ! ce n’est pas du tout indécent… une fois qu’on s’est remis du premier choc. » Soyez sûrs que le ministre se rendra à l’invitation. Il consent à « réformer Londres », pourvu qu’on ne lui demande pas de rien changer à sa propre vie. Il avoue ne pas posséder d’idéal. « — Pas d’idéal ! répète le chœur en gémissant. — Mon Dieu ! non : je suis entré dans la Chambre des communes à 22 ans. » De qui se moque M. Jones ? De l’idéalisme ou du Parlement ! Des deux, je pense. Pourquoi n’y aurait-il pas une ironie double pour les gens d’esprit, comme il y a un galimatias double pour les sots ?

Dans ce mouvement, il y a des convaincus. C’est d’abord le naïf et croyant Ingarfield, traînant à sa suite Una, l’apôtre en jupon des prisons et des mauvais lieux, la jeune vierge qui ne se plaît qu’à évangéliser les gredins et les prostituées. « Les gredins ! mais je les adore ! » Ce sont ses agneaux, ses meilleurs amis, ses petits enfans… « Il me semble, remarque lord Burnham, entendant parler de solidarité, de fraternité, d’amour universel, qu’on a déjà dit quelque chose de cela… — Oui, interrompt Ingarfield, c’était en Judée, il y a deux mille ans. » Mais le type le plus vivant