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des trêves formées par des haines ou des intérêts communs.


Je suis bien parvenu à rapprocher MM. Thiers et Guizot, écrit-il à Romieu en 1836. Ils se voient, ils se donnent le bras et causent amicalement; mais il y a autour d’eux beaucoup d’irritation. Autour du premier elle est quelquefois violente et grossière, autour du second elle est digne, mais profonde. A la Chambre elle se manifeste dans les commissions et les bureaux. Les jeunes doctrinaires, pour me servir du dégoûtant jargon des partis, font la petite guerre, et cela désole M. Thiers. Je prêche les Jaubert, les Piscatory, mais ils me répondent que, M. Thiers ayant voulu les traiter en brebis galeuses, les séparer de l’ancienne majorité, ils tiennent à lui faire sentir ce que valait leur ancienne amitié, et lui prouver qu’il n’était pas facile de faire d’eux un cheptel ministériel. « Mais prenez garde! leur dis-je : par des tracasseries mesquines vous nuirez à votre position. Les hommes comme moi n’aiment que la guerre de principes: notre force est dans la dignité et le dévouement désintéressé au système du 13 Mars; quand on verra que vous faites la guerre aux hommes, on vous délaissera. Gardez vos munitions pour les combats qu’il faudrait livrer à une infraction sérieuse à notre système. » Ils conviennent que j’ai raison, et je crois qu’ils sont un peu calmés. Au total, voici la situation : les doctrinaires et la presque totalité de l’ancienne majorité se tiennent en observation et donnent leur adhésion conditionnellement; les oppositions continuent de se taire par tactique et peut-être par convention tacite; le tiers-parti espère des places dans l’intervalle des sessions. Le ministère ira donc sans danger jusqu’à quelque grosse question où, la gauche l’abandonnant, il pourrait être renversé par un vote, mais il ne sera point attaqué ouvertement par l’ancienne majorité qui, dans l’intérêt du pays et dans le sien propre, doit le soutenir, tant qu’il restera dans la ligue. Or, comme il paraît très décidé à y rester, il faut de l’imprévu pour l’abattre ; mais l’imprévu gouverne le monde...

Que Bugeaud n’ait pas d’affinités électives avec le centre gauche, qu’il condamne sévèrement ses fluctuations, ses compromis avec la gauche, l’accuse de dissoudre la majorité, de convoiter avant tout des places, le contraire aurait de quoi nous surprendre : jamais les chefs du tiers-parti ne trouveront grâce devant lui, car ils lui font l’effet de ces gens qui s’interposent entre l’incendie et les pompiers. Aussi fait-il bonne garde autour de la majorité conservatrice dont il est un des membres influens, et, sentinelle avancée, se plaçant lui-même en grand’garde, observant les menées, les approches de l’ennemi, notant le plus petit pli de terrain, il dénonce le péril, la plus légère tentative de schisme. Vous ne devriez pas être ici, vous! crie-t-il en pleine Chambre au légitimiste Berryer, Très suspects aussi, archi-suspects les Dupin, les Teste, les Passy, les Dufaure. Faire la guerre de partisan, entretenir de bons rapports avec Barrot, ménager les factieux, craindre de mécontenter la presse, cribler d’épigrammes les doctrinaires, ces erremens flairent l’hérésie : ce parti-là est en quelque sorte le pont aux ânes de la gauche, comme la gauche est le pont aux ânes du parti républicain ; ce sont des hommes