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du bailli pour le protéger, le bourgmestre délivre l’ordre de saisie. Elle a lieu au milieu des lamentations de la famille de Papin. On brise la chaloupe et la machine, et on en vend aussitôt sur place les matériaux aux enchères, le quart du produit étant prélevé pour le compte de l’électeur de Hanovre, suivant l’usage. « Le bonhomme de passager », dit le bailli, qui n’avait pas réussi à le sauver, « s’éloigna sans proférer une plainte. »

Cette aventure, quelle qu’ait été la témérité de Papin, est certes l’une des plus tragiques que rapporte le martyrologe des inventeurs. Mais, par l’un de ces retours inattendus que comporte l’histoire, elle est devenue la preuve la plus forte que l’on puisse invoquer pour établir que Papin est le premier inventeur du bateau à vapeur et qu’il en avait réellement construit un, dès l’an 1707.

Ses traverses n’étaient pas finies. Arrivé à Londres, il n’y retrouva plus Boyle ni ses anciens amis: la mort lui avait enlevé ses protecteurs. On lui rendit bien ses vieilles fonctions de curateur aux expériences de la Société Royale, mais sans traitement fixe et avec des indemnités irrégulières. Une lettre de Papin, datée du 16 mai 1709, adressée au docteur Sloane, secrétaire de la Société, « manifeste l’humble désir de recevoir dix livres sterling. » Le pain de l’exil est amer, disait Dante, et ses escaliers sont durs à monter. Dans une autre lettre au même, datée du 31 décembre 1711, Papin supplie cette même Société, « dont il ne saurait trop louer les bontés passées », et pour laquelle il travaillait, « de faire attention que depuis près de sept mois qu’il vaque à ses expériences, avec le dévouement de l’homme le plus honnête et selon sa capacité, il a vécu sans une pièce de monnaie, forcé de s’épargner les alimens et toutes les autres choses indispensables à la vie. » Et il ajoute : « Ne se voyant pas en état de rendre ses devoirs » au délégué de la compagnie, « il est forcé de se tenir celé dans une demeure inconnue. » Sa famille même paraît à ce moment avoir été chercher ailleurs des moyens d’existence, peut-être à Cassel, où il lui restait des parens : car il n’en est plus question davantage dans le récit de ses misères.

Cependant il persévérait dans ses projets, et il demanda en 1708 à la Société Royale, avec l’appui d’une lettre de Leibnitz, son aide pécuniaire pour faire exécuter l’invention du bateau mis en mouvement par le feu. Newton était alors président : l’invention lui fut renvoyée. Mais les plus puissans génies sont rarement les plus sympathiques aux souffrances des autres, ou les plus prompts à les encourager. Newton proposa d’étudier graduellement l’invention de Papin, par des expériences aussi simples et aussi peu coûteuses que possible, en raisonnant sur ces expériences.