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patriotiques. Dirai-je que ceux qui en font ne savent en général ni l’anglais, ni l’allemand, ni le russe, ni le norvégien ? Évidemment il n’y a là qu’une rencontre, un « pur hasard », une coïncidence. J’aime donc mieux répondre que les adversaires du cosmopolitisme n’ont suffisamment considéré ni les causes de ce cosmopolitisme même ; — ni le caractère essentiel de la littérature française ; — ni les services qu’en tout temps nous avons tirés du commerce des littératures étrangères.


I

Tout le monde sait quel abus la critique et l’histoire, dans le siècle où nous sommes, ont fait de la notion ou de l’idée de race, et je n’ai garde à mon tour, par un contraire abus, de nier qu’une littérature donnée soit, en un certain sens, l’expression fidèle et caractéristique du génie d’une race. Il n’y a donc rien de plus anglais, j’en conviens, que les comédies de Shakspeare : les Joyeuses Commères de Windsor ou le Songe d’une nuit d’été ; rien de plus espagnol que les autos de Calderon, ou les Visions de Quevedo. Le Prince de Machiavel est sans doute encore un livre bien « italien » ; les Affinités électives sont un roman bien « allemand ». Et il se pourrait, à la vérité, qu’un autre mot n’expliquât pas moins heureusement ce que ces œuvres célèbres ont de plus original. Il se pourrait, en y songeant, que le Prince fût moins italien que « machiavélique », et les Joyeuses Commères de Windsor, après tout, moins anglaises, que « shakspeariennes ». Nous ne connaissons en effet qu’un Shakspeare et qu’un Machiavel. C’est ce qui donne à penser que leurs qualités ne leur appartiennent pas moins, leur appartiennent plutôt à titre individuel qu’à titre national. Combien de Gaulois, et même de Champenois, ne sont pas La Fontaine ! Combien de Bourguignons, et de Français, par conséquent, ne sont pas Lamartine ou Bossuet, mais Piron, par exemple I Mais encore une fois, je ne veux pas nier qu’il y ait eu des « littératures nationales » ; j’admets qu’elles soient l’expression du génie des races ; et je demande seulement ce que c’est qu’une race.

Anatomiste, physiologiste ou ethnographe, vous remarquerez qu’aucun savant n’a qualité pour me le dire. Un savant me dira que les Chinois ne sont pas des Anglais et que les Maoris ne sont pas des Germains ! Je m’en doutais ; mais précisément ce n’est pas la question. La question est de savoir si les aptitudes innées ou héréditaires de l’Anglais et du Chinois sont ou ne sont pas, comme qui dirait « interchangeables » entre elles. Car, la doctrine évolutive a renversé ou anéanti les frontières que l’ancienne