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Il faudrait peut-être insister sur ce point. C’est devenu presque un lieu commun, dans nos histoires de la littérature, que de railler plus ou moins agréablement notre longue indifférence aux littératures étrangères ; et, naturellement, les étrangers, à cet égard, se sont empressés de nous en croire. Comme si cependant, — depuis l’auteur de l’Heptaméron, la Marguerite des Marguerites, jusqu’à l’auteur de Gil Blas, l’ancien commis de la Ferme devenu romancier — nous n’avions pas essayé de faire passer dans notre langue, en l’appropriant à nos exigences nationales, pour ne rien dire du théâtre, la substance du conte italien et celle du roman picaresque espagnol! Ou, comme si ce même Voltaire, à qui l’on fait un si grand crime, si souvent reproché! d’avoir quelque part traité Shakspeare de « sauvage ivre », n’avait pas commencé par en être le véritable introducteur en France et en Allemagne même? Or, en ce temps-là, les étrangers étaient curieux de nous, — parce que nous étions la France de Louis XIV, nous l’étions encore, nous étions toujours de toutes les nations de l’Europe la plus populaire, la plus riche, et la mieux gouvernée ; — ils n’étaient pas curieux les uns des autres. Qui donc, à Florence ou à Rome, se souciait alors de Pope ou d’Addison ? et qui donc, à Berlin ou à Leipsig, de Calderon ou de Lope de Vega ? Mais aujourd’hui même, est-ce que je ne pourrais pas citer des Allemands qui admirent dans Massillon le prédicateur de la Mi-Carême, ou — dans des publications officielles ! — qui s’étonnent de rencontrer le Lazarille de Tormes, et qui se demandent quel monstre est cela? Rappelons-le donc aux autres; et rappelons-le-nous. C’est nous,. Français, qui avons compris les premiers la nécessité pour une grande littérature de porter son regard au delà de ses frontières. Nous avons fait mieux encore. C’est nous qui, dans le même temps que l’Académie de Berlin s’enquérait des causes de « l’universalité de la langue française » et couronnait le discours de Rivarol sur ce sujet, c’est nous qui les premiers avons dissuadé l’Europe de « considérer le siècle de Louis XIV comme un modèle de perfection... au delà duquel on ne pourrait s’élever. » C’est nous enfin qui avons inauguré, dans l’histoire du monde moderne, le cosmopolitisme littéraire ; — et je ne crois pas qu’il y ait lieu de nous en repentir.

Car nous pouvons nous rassurer : il y aura toujours des Français pour lire le Roi des Montagnes; et il y en aura toujours pour applaudir la Cagnotte. Que si quelque jour l’heureuse gaîté qui brille dans ce genre de vaudeville s’assombrissait peut-être au contact de la mélancolie habituelle du Nord, ou du Midi — car le Midi a aussi sa mélancolie, pour ne pas dire sa tristesse, et Leopardi, que je sache, n’est pas un auteur gai, — je n’y verrais