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d’hommes qu’ils connaissent mieux et qui eux-mêmes connaissent mieux, en étant plus près, les hommes à élire. Il faut, par conséquent, que ceux-là d’abord élisent ceux-ci, afin que ceux-ci, à leur tour, élisent définitivement les autres.

Il le faut, et cela suffit, car c’est toute la combinaison, et, si l’idée sur laquelle elle se fonde est juste, elle n’est pas nouvelle. Les avantages du suffrage à plusieurs degrés, évidens tant que l’on s’en tient à disserter, et la part faite, théoriquement, à la raison dans le suffrage universel par l’invention du vote étage ou échelonné, n’ont pas échappé aux auteurs qui ont traité de ces questions, à John Stuart Mill moins qu’à tout autre. C’est lui qui, le premier, croyons-nous, a écrit le mot de : suffrage filtré, comme si, à ce barrage des degrés, les impuretés du suffrage s’arrêtaient, ses impuretés originelles, ou comme si, en cette double ou triple opération, le suffrage universel se distillait et comme se sublimait !

Mais c’est lui aussi, c’est John Stuart Mill qui, après avoir proclamé l’excellence du suffrage à plusieurs degrés ou sa supériorité, en logique, sur les formes toutes droites et rudimentaires du suffrage, se voyait contraint d’avouer qu’en fait, et dès que l’on veut se servir du filtre, l’appareil ne fonctionne pas ou fonctionne mal, et de si défectueuse façon que les mérites supposés du suffrage par échelons en sont considérablement réduits, si tant est qu’ils ne disparaissent pas tout à fait. l’écart est grand entre le rendement calculé et le rendement constaté ; entre ce que devrait donner le suffrage à plusieurs degrés et ce qu’il donne. Pour divers motifs : parce qu’il n’est pas toujours vrai que les électeurs du second degré connaissent mieux les candidats que la plupart des électeurs du premier degré ; et ainsi, le but est manqué, qui était de choisir, d’élire, en meilleure connaissance de cause ; ensuite, parce que la pratique du suffrage à plusieurs degrés exigerait de l’électeur primaire plus d’oubli de soi, plus d’abnégation, pour se résoudre à n’être qu’un électeur préparatoire. Et, de l’électeur secondaire, elle exigerait, avec les mêmes qualités, d’autres qualités par surcroît : de l’indépendance, de la fermeté et du courage même, pour réussir à se garder tout ensemble et de l’attraction d’en haut et de la poussée d’en bas, sollicités qu’ils seront par les deux pôles, de l’un à l’autre desquels se transporte incessamment la force dans les démocraties : l’Etat et le peuple, le pouvoir et le nombre.

Car c’est dès le commencement et en ce point fondamental que l’esprit de sacrifice, ou du moins l’esprit d’ordre et de hiérarchie fera défaut à l’électeur primaire, — et c’est dès le commencement et en ce point fondamental que la pratique démentira la théorie. — Théoriquement, on se flatte que les électeurs du premier degré