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et qui le deviendront davantage, sur les tendances morales, intellectuelles, sociales de notre époque. Ne nous lassons pas de le rappeler, cette doctrine est avant tout une méthode et n’est presque que cela ; sa meilleure leçon philosophique ressort de cette simple constatation : c’est par la qu’elle reflète, qu’elle affermira à son tour l’esprit scientifique qui fait la vraie grandeur du temps présent. Ne le confondons jamais avec la suffisance bruyante et malfaisante qui usurpe trop souvent son nom. Pasteur est une bonne pierre de touche pour distinguer celui-là de celle-ci. Nul mieux que ce savant n’a justifié le mot de son prédécesseur Buffon sur la patience qui est le génie.

La méthode, la patience qui sera encore du génie vont continuer l’œuvre de l’illustre mort à son foyer scientifique, sur ce terrain où les disciples ont ramassé l’arme du maître contre les ennemis invisibles. C’est là qu’on garde la plus précieuse part de son legs. Hier la diphtérie se rendait, demain ce sera un autre fléau. On ne peut dire adieu à l’initiateur sans adresser un salut respectueux et des vœux ardens à ces hommes en qui il survit. En même temps qu’ils multiplieront les applications utiles, leurs travaux développeront cette philosophie de la nature qui féconde tout le champ de la pensée. Faire penser, c’est aussi une fonction salutaire de Pasteur et des pastoriens, un rayon de leur gloire.

Pour la masse des hommes, indifférente aux spéculations désintéressées, cette gloire du savant n’est faite que de souffrance vaincue ; et ce génie de patience est un génie de bonté. Pendant que nous le conduisions à Notre-Dame, des chanteurs populaires assemblaient les ouvriers dans les carrefours ; ils chantaient une naïve complainte sur la mort du Bienfaiteur. Je les écoutais en m’en revenant ; il me semblait voir naître la légende qui le représentera quelque jour, si les sources de l’imagination ne tarissent pas dans notre peuple, comme l’un de ces demi-dieux que les mythes antiques nous ont légués, héros vainqueurs des fléaux, dompteurs des monstres, protecteurs des hommes. L’admiration et la reconnaissance des générations successives feront du modeste savant un Hercule moderne. Nous avons vu quelle était sa massue : une méthode. Je répéterais une dernière fois qu’il lui emprunta toute sa force, si je n’avais de sûres raisons de savoir que le peuple sentait juste, et que le grand réservoir de la force, chez Pasteur, était moins encore dans la profondeur de l’intelligence que dans la souveraine bonté du cœur.


Eugène-Melchior de Vogüé.