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« les pâles fantômes de ses amis morts. » « Nous serions bien sottes, dit-elle, de séjourner plus longtemps dans une ville où les nonnes elles-mêmes se rient de la clôture et se donnent du bon temps. Notre vie vaut autant que la vie d’autrui et elle ne tient pas à nos corps par des liens plus solides que chez les autres. Allons-nous-en donc ensemble à la campagne, dans nos villas, afin de fuir à la fois la mort et les mauvais exemples, et livrons-nous à l’allégresse et au plaisir, en tout honneur, bien entendu, et au grand air pur des champs, des bois et de la mer. »

La très discrète Filomena répondit : « C’est une sage pensée et nous ne demandons pas mieux ; mais vous savez, mesdames, combien les femmes sont malhabiles à tenir leur maison et à se conduire en l’absence de tout homme. Nous sommes mobiles, fantasques, soupçonneuses et timides à l’excès. J’ai grand’peur que notre compagnie ne se brouille et ne se sépare bientôt. — Cela est bien vrai, dit Élisa avec candeur, mais comment faire pour emmener des cavaliers qui nous protègent et nous conseillent dans notre solitude ? »

Trois jeunes gens entraient, à l’heure même, dans Santa-Maria-Novella, non pour y entendre une messe basse, mais pour y retrouver leurs dames, qui étaient parmi les sept Florentines. On se fit la révérence, et Pampinea proposa aux cavaliers de conduire l’exode féminin. Ils acceptèrent de bonne grâce, et le mercredi, dès l’aurore, ce monde charmant s’enfuyait à deux milles de la triste nécropole, dans une villa située sur une colline, entourée d’un parc, de jardins et de prairies. Les caves étaient fournies de vins précieux ; les vastes chambres, très fraîches, jonchées de fleurs et ornées de peintures riantes. Pampinea fut élue reine du joli royaume et couronnée d’une guirlande de fleurs. Elle choisit ses ministres et donna un règlement à la communauté. Après le repas du matin, on chantait, on dansait, on errait dans les prairies ; puis, à l’heure brûlante de midi, on se quittait pour la sieste ; vers trois heures, on se réunissait de nouveau sur un tapis d’herbes fleuries, et là, assis en cercle, au souffle frais de la brise marine, au chant lointain des cigales, pendant dix soirs d’été, les cénobites de cette douce Thélème, les dames comme les jeunes cavaliers, racontèrent des histoires.

Ce Prologue du Décaméron est une grande nouveauté. C’est un adieu au moyen âge, à l’ascétisme monacal, à la religion de la mort. Pour la première fois, un écrivain proteste contre la tristesse séculaire des races chrétiennes. La mort souveraine, invincible, méchante ; la mort consolatrice et maternelle, qui