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d’artiste en lamentations sur la moderne Babylone. Lequel des deux a le mieux servi les hommes ? La question est d’autant plus pressante que l’opposition de ces deux caractères est en réalité celle de deux morales, et que nous avons à choisir entre elles. L’une absolue, désolée, prêche le nirvana de la volonté humaine, tout entière dissoute en pitié ; morale impitoyable cependant aux formes de vie que nous ont laissées les hommes antérieurs, subversive d’institutions qui sont le fruit d’une expérience millénaire, fautrice de violence au nom même de la non-résistance au mal. L’autre : une morale de bon vouloir, d’effort, de travail, de solidarité ; une morale résignée aux maux nombreux de l’existence ; avertie par l’histoire qu’un seul remède prévaut ordinairement contre eux, l’initiative des hommes supérieurs ; soucieuse de ne pas ajouter à ces maux inévitables un appoint de doute et de désespoir, mais de les combattre au contraire avec les armes de l’autorité. Telle est l’infirmité des mots humains que ces morales inconciliables peuvent se vanter toutes deux d’être chrétiennes. Mais qu’importe ici le nom ? La question est de savoir laquelle répond actuellement aux besoins des consciences. Or trop de signes ont fait voir que voilà bien la question vitale de ce temps-ci, et que notre génération ne saurait, sans imprudence, se remettre à l’avenir du soin de la trancher, pour qu’il nous soit pardonné d’avoir tout d’abord élargi de la sorte l’examen que nous entreprenions.

Le débat peut se résumer simplement : Dragomirow, en Tolstoï, admire sans réserve l’artiste, il combat sans merci le théoricien. Il donne de son distinguo une raison psychologique. Selon lui, le don de Tolstoï réside surtout dans une certaine ubiquité de la conscience et dans une aptitude à percevoir d’un seul coup d’œil plusieurs phénomènes, tous exacts et vraiment vus : ce pouvoir éminemment créateur, puisque à l’intérieur du tout agissant il assure la réalité des moindres parties, et puisqu’il multiplie la vie dans la vie même, vaut à l’œuvre son étonnant relief et ses justes couleurs. Mais cette justesse tout artistique n’est que celle des rapports aperçus, non celle des rapports existans ; incommensurable avec la justesse logique, elle ne répond pas aux besoins de l’histoire, laquelle réclame des comptes rendus plutôt que des poèmes, la carte plutôt que la perspective, Cassini plutôt que Van der Meulen. Ainsi la vision la plus vaste ne se prêtera qu’à une théorie médiocre ; et même l’étendue de la vision fera la faiblesse de la théorie. Car toutes ces choses que l’artiste voyait d’un seul regard, et sur lesquelles il projetait la couleur de sa pensée, se présenteront distinctes à son examen