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Une pareille troupe a de la ressemblance avec une boîte à musique, et l’officier est le bouton sur lequel on presse pour avoir un air. Pas un bras ne bouge dans ces rangs d’automates sans un commandement de l’officier supérieur préposé à la manœuvre ; ce commandement, répète ; de degré on degré, descend le long de l’échelle hiérarchique jusqu’aux exécutans qui sont en bas. Pour cette transmission purement vocale, l’énergie, le caractère, les qualités intimes qui font dans la vie le mérite des gens ne servent de rien : une voix de stentor, l’habitude de crier à l’instant où crient ceux du même grade, voilà de quoi faire un subalterne. Ce système a pu trouver sa raison d’être dans une tactique maintenant surannée ; fondé sur un principe de crainte, il a pu fournir quelque rendement militaire en tirant de sujets médiocres plus que n’auraient donné leurs propres ressorts ; mais il a désormais ce défaut grave de ne plus répondre aux conditions de la guerre. C’est à quoi les Prussiens réfléchissent depuis les leçons de Valmy et d’Iéna ; ces réflexions, d’où sortiront soixante ans plus tard de redoutables événemens, n’ont pas encore porté leurs fruits. On continue à dire qu’il faut rechercher les bases enveloppantes et les angles objectifs de 90°, se retirer par les routes divergentes, s’avancer par les routes convergentes… D’après ces règles, un Phull pense arrêter un Napoléon ; il recommande à Barclay de prendre une position de flanc par rapport à Vilna. « — Très bien, si c’est à Vilna que Napoléon en veut, répond Dragomirow ; mais si c’est à vous, vous mettrez-vous hors de vous-même ? »

Sorti de cette école pédantesque pour entrer dans la guerre réelle, humaine, souffrante et vivante, aimante aussi, le prince André aurait pu réformer une à une les opinions des maîtres et se servir de leurs erreurs pour découvrir la vérité. Mais, en dépit de ses ambitions, ce songeur ne voit que son rêve, ce mélancolique ne connaît que ses chagrins. Plusieurs années de désillusion l’ont préparé pour la négation suprême, le désespoir et la mort, quand il arrive à ses dernières épreuves, les campagnes de 1809 et de 1812.

Il suit Bagration sur le champ de bataille d’Hollabrunn, et considère curieusement ce visage hâlé, ces yeux mi-clos, ensommeillés, qui ne laissent voir ni si le général perçoit les choses, ni s’il songe à quelque chose. Il l’accompagne cependant sur un des points principaux de la position, à la batterie du capitaine Touchine. Bagration reçoit tous les rapports avec un air de dire : « Voilà précisément ce que j’attendais ; » s’il parle, il’ laisse tomber ses mots avec une lenteur particulière, comme pour