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sur le devoir d’instruire, et la vie en armes s’organiser d’après une loi unique, la loi du travail. Le travail militaire nous a paru se diviser de proche en proche suivant les attributions dévolues à chaque grade, et ressembler de la sorte à tous les travaux dont le branle compose le labeur national. L’année établie sur le plan de Dragomirow est enfin comme une vaste usine où l’impulsion descend du général ingénieur à l’ouvrier soldat ; les outils sont des armes ; ils travaillent à vide, jusqu’à l’heure où l’usine à instruire deviendra une usine à tuer. Mais quel que soit le rendement, nul ou meurtrier, les conditions morales de la coopération restent les mêmes : c’est un impersonnel « il faut » substitué au vexatoire « je veux » ; l’autorité de chacun renforcée par la force vive commune ; le devoir individuel changé en devoir réciproque ; la conservation du mouvement reconnue pour loi d’équilibre ; la passivité tenue pour funeste. Et quant à l’impérieuse nécessité avec laquelle peuvent tout à coup s’imposer les résultats d’un travail de guerre, cette contrainte naturelle participera de la rigueur et de la fatalité qui mèneront tous les événemens de la crise ; le sacrifice qu’elle exigera peut-être sera d’autant plus sûrement consenti qu’il sera réclamé d’hommes plus sûrs d’eux-mêmes, au nom d’un intérêt plus manifestement général.

Telle est l’évolution morale accomplie dans les armées d’Europe depuis le Drillmeister prussien qui dressait les recrues à copier sur le Flugelmann les mouvemens du maniement d’armes jusqu’au pédagogue Dragomirow, qui dit aux soldats d’être les plus forts, les plus braves, et les meilleurs qu’ils pourront. Cette évolution s’achève au milieu de nous, avec quelle lenteur, c’est ce dont le maître lui-même s’est plaint doucement, disant que l’écriture en ces matières n’a point de pouvoir, qu’il y faut la parole et les exemples, que l’homme persévère naturellement dans ses habitudes, qu’une collectivité instruite d’après d’autres maximes résiste davantage encore aux idées nouvelles, que rien de tout cela ne doit étonner.

Justifions autrement cette marche si peu rapide, en caractérisant d’un mot le phénomène : c’est le passage de l’année du souverain à l’armée de la nation. Celle-là n’était qu’un instrument de contrainte aveugle mis aux mains du pouvoir, celle-ci devient l’instrument actif de la défense nationale. Le progrès d’une de ces formes vers l’autre va s’accomplissant en vertu des idées, en dépit des hommes, et la France marche à la tête de ce mouvement. C’est pourquoi la France peut tirer des préceptes de Dragomirow un profit particulier. Elle les reconnaîtra pour son bien propre et pour les fruits de son histoire ; car cette grande solidarité graduée, cette synergie de travailleurs en armes, nos