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chercher que des émotions artistiques ou des amusemens délicats.

Les artistes ont vu s’accroître leur bien-être matériel et leur considération sociale. Ils sont devenus des gentlemen et des ladies. Le théâtre se trouvant de plain-pied avec le monde, les acteurs ont pu étudier de près ces modèles aristocratiques que leurs devanciers singeaient avec tant d’ignorance et tant d’aplomb ; de leur côté, les gens du monde ont pu monter sur les planches sans se déclasser, et j’ai vu récemment, dans un des premiers théâtres de Londres, un rôle de grande dame supérieurement joué par une actrice qui a elle-même le droit de faire armorier son coupé. Il y a toujours eu de bons artistes, mais ce qui avait constamment fait défaut avant les Bancroft, c’était l’unisson. Aujourd’hui, les « ensembles » scéniques sont beaucoup meilleurs, et ils deviendraient excellens s’il n’y avait un perpétuel va-et-vient dans le monde théâtral qui nuit à l’homogénéité des troupes.

L’art de la mise en scène n’existait pas. Non seulement il existe aujourd’hui, mais il a atteint une sorte de perfection. Je ne parle pas des magnificences et des trompe-l’œil de Drury-lane, quoique je n’en fasse point fi, mais de ce cadre approprié, de cette sévère exactitude dans le détail historique ou dans l’accessoire moderne, de cette « atmosphère respirable », suivant la formule d’Irving, dont un intelligent metteur en scène doit envelopper l’action. J’ai déjà indiqué les restitutions shakspeariennes du Lyceum. Personne ne s’entend aussi bien que M. Tree, du Haymarket, à donner une échappée de la véritable vie mondaine ou à rendre perceptible à nos sens la poésie que l’auteur a eue dans l’esprit lorsqu’il concevait son drame, M. Haddon Chambers a dû le remercier pour ce yacht qui filait si rapidement devant les Aiguilles de l’île de Wight, sous une tombée de blanche clarté lunaire, tandis que le dénouement du drame empruntait au décor une austère et solennelle grandeur. Dans la même pièce, lorsque Harold, après une nuit d’insomnie, ouvrait sa fenêtre et qu’on découvrait les champs endormis sous la vapeur matinale, avec la fraîche et joyeuse lumière pénétrait dans la chambre un gazouillis d’oiseaux, la chanson confuse des nids qui s’éveillent. C’était une sensation charmante et rare, qui servait d’andante à de très hautes émotions.

Il semble que les auteurs dramatiques n’aient pas en matière de mise en scène toute l’autorité qu’ils souhaiteraient. Mais ne serait-ce pas que, pour une raison ou pour une autre, leur compétence, à part quelques exceptions, est inférieure à leurs prétentions ? C’est assez l’usage de se plaindre des acteurs-directeurs et de les signaler comme un des obstacles qui retardent le complet