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et tout l’aspect a changé grâce aux œillades fréquentes que l’écrivain, tout insouciant qu’il en veuille paraître, ne cessa d’envoyer à son livre. En se plaçant à ce point de vue, en tenant compte des dates, en comparant les éditions, on s’aperçoit que la manière de Montaigne est devenue plus libre et sa pensée plus hardie. Cela déjà pour lui n’est pas un mince profit, et il peut se rendre le témoignage qu’il n’a pas perdu son temps.

Il reste à savoir si par ce chemin le moraliste s’est rapproché de son but, et si l’étude qu’il fait de lui-même lui a servi pour atteindre à cette connaissance de l’homme dont le désir est ce qui l’a d’abord sollicité à penser ; et qui a donné le branle à son esprit. Nous ne connaissons que nous-mêmes : mais en nous-mêmes n’atteignons-nous pas plus que nous ? N’y a-t-il pas un fond commun, qui d’un homme à l’autre ne varie pas, et qui est précisément le caractère de l’humanité ? Cela ne fait de doute pour personne et pas davantage pour ceux-là qui s’amusent à soutenir qu’aucune de nos pensées ne vaut au delà d’une constatation individuelle. Mais personne aussi n’a aperçu avec plus de clarté, affirmé avec plus de conviction et de vigueur cette foncière ressemblance par laquelle nous communions tous dans une même nature. « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. » Qu’y a-t-il dans cette forme d’essentiel et d’immuable ? Montaigne sait mieux qu’un autre la diversité des humeurs, la bigarrure des coutumes, tout ce qui fait que la société diffère, et qu’elle-même la vérité change d’un versant à l’autre des Pyrénées. Les conditions varient dans lesquelles travaille la pensée, et la matière sur laquelle nous exerçons notre jugement n’est pas la même ; mais la faculté de penser et de juger est identique. « Les hommes sont tous d’une espèce, et, sauf le plus ou le moins, se trouvent garnis de pareils outils et instrumens pour concevoir et juger. » Tout l’art devra donc consister à faire porter l’attention, non pas sur les différences individuelles, mais sur les points communs et à découvrir par delà la mobilité superficielle des apparences le fond solide. C’est aussi bien ce que Montaigne a cherché à faire, et c’est là qu’il nous invite à chercher l’originalité de son œuvre. « Ce ne sont mes gestes que j’escris, c’est moy, c’est mon essence… Les autheurs se communiquent au peuple par quelque marque spéciale et estrangère : moy le premier par mon être universel : comme Michel de Montaigne, non comme grammairien, ou poète, ou jurisconsulte. » Cet être universel, voilà ce qui est d’un intérêt universel. Et c’est parce qu’il le porte en soi que Michel de Montaigne devient un objet digne de l’attention de tous. Comme nous avons dépassé la réalité individuelle, nous nous élevons au-dessus de la vérité relative. Ce qui est général est objet de science. Il y a une science de la vie ; elle est incomparablement plus