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Salisbury a parlé dans les termes les plus forts de l’importance pour toute l’Europe de rester unie dans sa politique orientale. Aucune des puissances ne doit, et ne pourrait sans un immense danger se livrer à une action isolée. L’accord de toutes est nécessaire, indispensable, et l’Angleterre ne négligera rien pour le maintenir. C’est là une garantie dont la valeur est incontestable. Elle témoigne des bonnes intentions de lord Salisbury. Sans doute, lorsqu’il a parlé au sultan, le langage des prophètes de l’Ancien Testament, il l’a fait seulement pour être mieux entendu, et mieux compris. Le malheur est qu’il sera entendu et compris par d’autres encore que le sultan. Est-il sage, est-il prudent d’élever si fort la voix dans la chambre d’un malade et devant ses héritiers présomptifs ? L’expérience d’hier a montré, à propos des Arméniens combien il est difficile, en Orient, de contenir les passions qu’on a une fois déchaînées. Est-ce que tout le monde ne sait pas que la révolution est toute prête à éclater sur plusieurs points de l’Empire ottoman, pour peu qu’on l’encourage, ou qu’on paraisse le faire ? Ce ne sont pas seulement les Arméniens dont les entraînemens sont à craindre : dans la Turquie d’Europe, aussi bien que dans la Turquie d’Asie, dans les îles de l’Archipel ou de la Méditerranée, il suffirait d’une allumette pour mettre le feu aux poudres. D’autres populations, d’autres nationalités, si l’on veut, attendent avec anxiété le dénouement des affaires arméniennes pour réclamer à leur tour, et par analogie, leur portion de réformes ou d’indépendance. Il n’y a pas une question d’Orient, il y en a vingt, et il est presque impossible de toucher à une sans que toutes les autres se trouvent aussitôt posées. C’est pour cela qu’il convient de les traiter d’une main délicate. Si l’on parle aux uns un langage sévère, il serait à propos de le parler aussi aux autres, à tous ceux qui en ont besoin. Est-ce là ce qu’a fait lord Salisbury ? Son langage, qui a été au cœur de la nation britannique, y a fait naître un enthousiasme indescriptible. Tous les journaux demandent à grands cris des solutions immédiates. Quoi d’étonnant à cela lorsqu’un premier ministre a fait entendre que l’Empire ottoman était condamné dans les desseins de la Providence, et que les arrangemens qui en assurent tant bien que mal la sauvegarde seront bientôt remaniés ? Ils le seront sans doute un jour, un jour que nous désirons lointain, car, avant qu’ils le soient, il coulera beaucoup plus de sang, de sang chrétien et de sang musulman, que n’en ont fait encore répandre les révoltes des Arméniens et la manière, parfois cruelle, dont elles ont été réprimées.

Nous comptons sur la sagesse de l’Europe pour empêcher ce danger de naître. Jusqu’ici l’Angleterre, la Russie et la France s’étaient seules chargées de demander et d’obtenir des réformes pour l’Arménie ; depuis, les autres puissances sont entrées dans le concert général, et nous n’y voyons que des avantages. On connaît l’opinion de M. de Bismarck sur l’intérêt qu’ont pour l’Allemagne les affaires d’Orient : il