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Ses disciples lui font honneur. L’un d’eux, M. Giacomo Boni, s’est occupé de la conservation des monumens d’Italie et les régit selon les méthodes du maître. De ses cours de dessin au collège des adultes sont sortis des artistes : graveurs, dessinateurs ornemanistes, sculpteurs sur bois ; MM. George Allen, W.-H. Hooper, Arthur Burgess, Bunney, E. Cooke, W. Ward, qui l’aident aujourd’hui de leurs travaux. Les premiers préraphaélites qu’il a défendus ont triomphé. Les néo-préraphaélites, comme Burne Jones, qu’il a encouragés dès le premier jour, sont déjà au-dessus des fluctuations d’opinion, et pour ainsi dire entrés dans l’histoire. Deux des paysagistes qu’il a le plus soutenus, Hook et Brett, sont parmi les premiers, et peut-être les premiers de leur pays. On peut dire hardiment que la moitié du grand art anglais contemporain est dû à Ruskin, tant par son ascendant sur les artistes, qui fut sérieux, que par son influence sur le public, qui fut immense. Car pour qu’il y ait un grand art dans un pays, il ne suffit pas qu’il y ait de grands artistes en puissance, il faut encore qu’il y ait des amateurs pour les admirer, pour les encourager, pour les comprendre, et, — s’il faut dire le mot, — pour les faire vivre. Ruskin a centuplé le nombre de ces amateurs. À ses compatriotes, il a appris à voir la nature, à regarder et à aimer les tableaux. C’est ce que même ses ennemis ne peuvent nier. Il y a déjà longtemps, miss Brontë écrivait : « Je viens de lire les Modern Painters et j’ai pris à cette œuvre beaucoup de plaisir nouveau, et j’espère quelque édification. Dans tous les cas, elle m’a fait sentir combien j’étais ignorante auparavant du sujet qu’elle traite. Jusque-là, je n’avais eu qu’un instinct pour me guider dans l’appréciation des œuvres d’art, je sens maintenant comme si j’avais marché à l’aveuglette. Ce livre semble me donner de nouveaux yeux… » Ce n’est pas miss Brontë seule qui pourrait signer cette lettre. Ce sont tous les Anglais pour qui, depuis quarante ans, a thing of beauty is a joy for ever.

À la vérité, cette beauté, il ne l’a pas restituée dans la vie nationale comme il l’aurait voulu ; mais pour avoir visé trop haut, il n’en a pas moins atteint certains buts. Ainsi, en 1854, il écrivit une vigoureuse diatribe contre le Palais de Cristal « cette serre à concombres ornée de deux cheminées », et blâmant les dépenses qu’on faisait pour la nouvelle architecture de verre et de fer, il suggéra l’idée d’une société pour la préservation des vieux monumens de pierre. On ne détruisit pas le Palais de Cristal, mais on fonda la société qu’il avait demandée. De même, si l’on n’a pas coupé les rails des chemins de fer et remisé les locomotives, on a compris, en Angleterre, qu’un paysage pouvait être un élément de joie pour les yeux, une oasis pittoresque, une source de ri-