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paysagistes. Il ne regarde plus Turner. Il lit les économistes, les trouve absurdes avec leur satisfaction universelle, et va tenter en plein Manchester un fougueux assaut contre la théorie du « laissez faire, laissez passer… » Il écrit sa Fors Clavigera, lettre mensuelle adressée aux travailleurs de toutes les classes, et y développe ses doctrines sociales. Mais il n’est pas de ceux qui croient avoir agi quand ils ont parlé. Il reconnaît loyalement qu’il s’est trompé en donnant des conseils au lieu de donner l’exemple. C’est alors qu’il fonde et soutient la Saint-George’s Guild ; qu’il donne à miss Octavia Hill des maisons pour son œuvre des logemens ouvriers ; qu’il subventionne de tous côtés les entreprises sociales. Un jour vient où les cinq millions que lui a laissés son père ont disparu, transformés en bijoux dans les musées et en pain dans les taudis. Il prend alors ses Turner et les jette héroïquement dans le gouffre de la misère. Ce qui est l’occasion d’une noble manifestation de ses admirateurs, qui se cotisent pour sauver un ou deux chefs-d’œuvre du naufrage. Ils ne sauvent pas le magnifique Napoléon de Meissonier qui ornait sa chambre et qui disparaît avec le reste. Mais tant qu’il n’a pas tout donné, il ne croit pas avoir assez fait encore, ni payé sa « rançon ». La terrible franchise qui, chez lui, a toute liberté s’exhale en termes très vifs : « Je suis là, essayant de réformer le monde, dit-il un jour à un de ses amis dans son appartement d’Oxford, et cependant je devrais commencer par moi-même. J’essaie de faire l’œuvre d’un saint Benoît, mais il faudrait que je fusse un saint. Et cependant je suis là à vivre entre un tapis de Turquie et un Titien et à boire autant de thé — là-dessus il en prit une seconde tasse, — que je puis en avaler ! »

Il devait porter cette éclatante et pénétrante loyauté d’observation dans les profondeurs de la conscience et du cœur, là où sont les sentimens inavoués et les doutes inexplorés, là où toute lumière blesse et où toute blessure tue. Il devait l’appliquer aux deux choses qui souffrent le moins l’analyse : la foi et l’amour. Son premier amour, il l’a disséqué dans ses Præterita en termes froids et mordans comme l’acier : « J’admire, s’écrie-t-il avec le regret d’un passionné, quelle sorte de créature je serais devenu, si à ce moment l’amour avait été avec moi au lieu d’être contre moi, si j’avais eu la joie d’un amour permis et l’encouragement incalculable de sa sympathie et de son admiration ! » mais il ajoute aussitôt loyalement envers la destinée : « De telles choses ne sont pas permises dans ce monde. Les hommes capables de la plus haute passion imaginative sont toujours secoués par elle sur des vagues furieuses. Ceux qui peuvent y trouver une