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cultuelles se trahissent peu dans ces lettres d’esprit si large, tant elle vit en parfaite communion d’âme avec les personnes d’un autre culte qui se partagent son cœur. Elle est selon l’Évangile, très simplement, sans zèle importun, sans manifestations, toute en profondeur ; facile aux autres, lionne conseillère quand ils sont éprouvés, plus active que jamais pour tous ses devoirs. Dans ce genre dangereux des lettres édifiantes, qui a pour écueils habituels l’ennui ou l’agacement, Mme de Broglie triomphe parce qu’elle ne cherche pas à en écrire ; elle intéresse, elle émeut le lecteur, elle lui inspire une sympathie croissante.

Le style s’échauffe, s’élève, atteint parfois la grandeur dans sa simplicité. À défaut d’une constante originalité, on rencontrait déjà dans les premières lettres des saillies enjouées, des tours heureux. « Il ne dépend nullement de nous de ne pas penser, mais il dépend de nous de séparer notre volonté de nos pensées, et de ne pas nous y livrer : alors elles font du train à la porte de notre cœur, mais sans y entrer ; et c’est ce qu’il faut nous essayer à faire souvent, surtout nous autres femmes… » — « La vie de Paris me dessèche comme vous, elle me remplit la bouche de sable, comme dit Jérémie. Il y a des jours où on ne se sent plus la force de rien : on ne sait plus lequel on voudrait battre le plus de son corps ou de son âme. » — « J’ai sur la vie le sentiment qu’on a quand on n’a pas d’appétit. Je n’ai faim de rien. » Elle a de ces mots qui peignent pour exprimer la dépression par les petites misères quotidiennes. Pour rendre les émotions profondes, sa phrase prend du souffle, on la sent de plus en plus nourrie de la moelle des Écritures ; à Coppet, surtout, dans la demeure désertée où elle retrouve les souvenirs de sa mère et de son enfant. Déjà, après la mort d’Auguste de Staël, les ombres errantes dans la maison de son enfance lui inspiraient une très belle lettre, adressée à M. de Barante en 1829, et qu’il faudrait citer tout entière.


… C’est une singulière et solennelle impression que celle de posséder encore tous les biens nécessaires à la vie, mais d’être seule de sa race ; ce n’est pas du malheur, puisque tout ce qui fait l’existence du cœur subsiste, mais c’est très solennel. Il me semble que je plains tous ces êtres de n’être plus représentés que par moi sur la terre, et que cela me donne encore plus le sentiment d’être étrangère et voyageuse ; ces deux années m’ont donné un sentiment bien intense de la fragilité de la vie, et cela ne me paraît pas empêcher le bonheur ; on accepte la journée, mais, comme les Hébreux célébraient la Pâque, il faut avoir le bâton à la main et les reins ceints pour le départ.


En 1837, à son dernier voyage à Coppet, elle revient sur son thème favori, le contraste entre le bruit profane d’autrefois et la