Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/710

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

détraqués ; Morvilette, le vulgaire souteneur ; Mme Blandain, une dame qui monte sur les tables où l’on soupe ; Alice Guénosa, la vierge pour tableaux vivans ; Paf, l’androgyne ; plus un certain nombre de fêtards sans physionomie fort originale et de noceuses à la douzaine. Vous pensez à part vous : Quel vilain monde ! Notez qu’on ne vous le donne pas pour être du joli monde. On vous le donne seulement pour être du monde parisien. Il n’y a rien à dire.

Entre ces personnages quelles situations peuvent naître, et quels sentimens s’exprimer ? Quels sujets d’étude s’offrent à l’observateur ? De toute évidence il n’y en a que deux. L’un consiste à savoir comment se noue une liaison et, suivant le terme encore usité, « comment on se colle. » C’est celui des deux qui « rend » le moins ; car ici les préliminaires ne sont ni très longs ni très compliqués. L’autre consiste à savoir comment on se quitte, comment on se lâche, ainsi qu’on disait hier, ou pour parler le langage d’aujourd’hui, « comment on se plaque. » Ce second sujet est très riche. Car il arrive qu’un des amans se cramponne ; et alors c’est une source abondante de développemens. Entre temps on nous initie à des nuances de sentimens qui sont peu connues parce qu’en effet elles sont assez particulières. Par exemple, vous ne vous êtes peut-être jamais demandé quel est exactement l’état d’esprit d’une femme entretenue, qui, étant une femme entretenue « honnête », se trouve partagée entre ses devoirs et son amour, voudrait ménager les intérêts de sa situation sans renoncer au souci de son idéal, et rester fidèle à son protecteur en gardant tout de même son amant de cœur. Une conscience scrupuleuse nous crée bien des embarras. — Et j’admire comme un autre le grand art de faire quelque chose de rien. Le troisième acte d’Amans est celui auquel on a généralement trouvé le plus de saveur. Claudine Rozay vient de donner un grand diner. Elle se retire dans sa chambre à coucher. Puyseux qui l’y a suivie voudrait lui donner les marques d’une passion restée aussi ardente qu’aux premiers jours. Mais elle est très fatiguée. Elle se refuse. Puyseux sort par une porte, Vetheuil entre par l’autre. Il a attendu pendant une heure sous la neige. Cela vaudrait une récompense. Mais décidément Claudine est trop fatiguée. Vetheuil s’en va comme il était venu. C’est tout. Tel est l’épisode sur lequel on a, une demi-heure durant, tenu fixée notre attention. Je vous assure que je dis la vérité. Au surplus vous y irez voir. Et je vous y engage, car je ne suis pas de ces critiques qui s’efforcent d’empêcher le public d’aller voir les pièces et qui font donc comme s’ils prenaient un peu d’argent dans la poche des auteurs.

Il est clair que ce genre de littérature exige une langue spéciale, qui est encore du français, si l’on veut, mais qui ne saurait être le français de toute la France. Puisque les provinces ont leurs patois, on ne voit pas pourquoi Paris n’aurait pas le sien. Le patois de Paris a ceci de commun avec les autres patois qu’il est à peu près inintelligible