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Combien nous sommes éloignés de cette longanimité équitable ! Au moindre dissentiment, nous refusons à celui en qui nous voyons un adversaire les dons et les vertus dont il est le plus manifestement doué, et nous nous acharnons à faire grimacer en caricature le plus noble visage. Il nous est contraire, donc il n’a aucune valeur ni intellectuelle, ni morale. Est-il orateur, on lui refuse l’éloquence ; est-il écrivain, on lui conteste le style ; est-il un politique, il manque d’honneur ou tout au moins de clairvoyance et d’habileté. Sous le règne de Louis-Philippe, le maréchal Soult avait perdu ou gagné la bataille de Toulouse, suivant qu’il était au pouvoir ou dans l’opposition. On m’a conté qu’un professeur allemand, narrant l’histoire de France, se bornait à reproduire sur chacun de nos gouvernemens les opinions de nos historiens qui lui étaient contraires. Les girondins jugeaient la Montagne, les montagnards la Gironde, les républicains Napoléon Ier, les bonapartistes la Restauration, et les uns et les autres Louis-Philippe. Il concluait, au milieu des applaudissemens joyeux de son patriotique auditoire, que, de l’aveu combiné de nos propres écrivains, nous étions une nation couarde, sotte, incapable de prévoyance, de suite et de bon sens, en tout point méprisable.

Aucun personnage historique n’a été, autant que l’empereur Napoléon III, en proie au dénigrement systématique et déchaîné. Tout en lui : la personne comme le caractère, la jeunesse, même la naissance, tout a été noirci, vilipendé. Il n’est pas le fils de son père ; avant le pouvoir, c’était un fou ; après, c’est un bandit ; il l’a exercé en rêveur ou crédule ; dans ses mains, le bien a été stérile, le mal seul a été fécond. Il a rarement su ce qu’il voulait ; quand il l’a su, il s’en est laissé détourner, ou bien, au contraire, halluciné fanatique, inaccessible aux conseils, il s’est acharné aux visions chimériques : il a été joué par Palmerston, séduit par Cavour, trompé par Bismarck. Je ne tiens compte que des attaques modérées, je ne m’arrête pas à celles qui l’ont traité « de Soulouque blanc, de Judas, de Tibère, de boucanier, de chourineur, de Cartouche, de Mandrin déguisé en César, de chacal au sang-froid, de pick-pocket, de bouffon, de grotesque, d’insulte à la figure humaine, d’immondice déployée au sommet de l’État, de Césarion, d’infâme Naboléon, dont le palais était le centre de la honte du monde, etc., etc.[1]

Thiers, dans un admirable morceau sur l’art d’écrire l’histoire, dont il restera certainement un des maîtres, a dit que la qualité essentielle de l’historien, c’est l’intelligence. Sans nul doute, mais

  1. Voir Napoléon le Petit et les Châtimens.