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Pour une fois du moins, la calomnie a pu être arrêtée dès les premiers pas et ouvertement dissipée, et il en serait, nous en sommes convaincus, le plus souvent de la sorte, si les honnêtes gens injuriés et diffamés avaient le courage de se défendre. En province, à l’étranger, l’impression a été la même. Tous les journaux semblent s’être donné le mot pour tenir le même langage, et, quelles que soient leur diversité et leur opposition ordinaires, ils se trouvent réunis dans un même sentiment : l’honnêteté publique s’est franchement révoltée.


En Orient, l’horizon ne s’est pas éclairci depuis quinze jours. Un incident qui s’est produit à Constantinople, et qui a tenu pendant quelques jours tous les esprits en suspens, a montré à quel point ils étaient troublés. Saïd-Pacha, celui qu’on appelle le petit Saïd, et qui, avec ses qualités et ses défauts, est incontestablement un des hommes politiques les plus distingués de la Turquie, est venu avec son fils se réfugier à l’ambassade d’Angleterre. De quoi était-il, ou plutôt s’est-il cru menacé, on ne le comprend pas très bien. Le sultan lui témoignait beaucoup de confiance, mais sans doute cette confiance, au milieu des circonstances actuelles, est-elle devenue de plus en plus exigeante et impérieuse. L’infortuné Abdul-Hamid a changé de ministres depuis quelques semaines avec une rapidité qui montre bien l’étendue de ses inquiétudes. Saïd-Pacha était il y a deux mois grand vizir pour la sixième fois : il a été brusquement remplacé. Après lui, plusieurs grands vizirs se sont déjà succédé, entre autres Kiamil-Pacha, qu’à tort ou à raison le sultan a cru coupable d’une sorte de trahison, et que la protection des puissances a sauvé d’une disgrâce complète, avec ses conséquences, Saïd est un vieux Turc, très pieux, très populaire, en même temps très intelligent et doué d’une volonté forte. S’il y avait une opinion publique en Turquie, c’est probablement lui qu’elle désignerait comme l’homme de la situation, comme le plus capable d’aider le sultan à sortir des difficultés qu’il traverse. Abdul-Hamid l’a senti lui-même, puisqu’il a demandé à Saïd de reprendre le grand-vizirat, mais Saïd s’y est refusé. Le sultan a voulu sans doute lui imposer des conditions qui auraient gêné, peut-être supprimé sa liberté. Il aurait été l’instrument d’une politique qui n’était pas la sienne. C’est alors qu’Abdul-Hamid aurait intimé à Saïd l’ordre de venir s’installer au Palais. Celui-ci, effrayé, aurait préféré demander asile à l’ambassadeur d’Angleterre. Sir Philip Currie n’a pas cru pouvoir lui fermer sa porte : il a recueilli le fugitif et l’a logé pendant plusieurs jours.

Ce fait, de quelque manière qu’on l’envisage, ne peut que diminuer l’autorité dont le sultan jouit encore. Un de ses serviteurs les plus anciens et les plus en vue a cru avoir besoin contre lui de la protection d’une puissance européenne. Rien n’était plus propre à entretenir et à répandre la légende qui fait d’Abdul-Hamid un tyran, les journaux