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l’Europe renonçât à toutes ses colonies en Amérique. Le message de M. Cleveland n’a pas reproduit toutes ces exagérations, mais il ne les a pas non plus évitées toutes, et sa conclusion menaçante a paru d’autant plus grave qu’elle avait un caractère plus sobre et plus précis.

Nous l’avons dit, le premier jour du message l’enthousiasme en Amérique a été universel. C’est que la doctrine de Monroe tient aux fibres mêmes du pays et qu’on ne l’invoque jamais impunément. Républicains et démocrates se sont réconciliés provisoirement pour acclamer M. Cleveland. Mais le lendemain, il y a eu une terrible baisse à la Bourse, et c’est ce qu’on n’avait pas prévu, quoique rien ne fût plus aisé à prévoir. Il était incontestable que M. Cleveland, dans sa péroraison trop éloquente, avait envisagé l’hypothèse de la guerre, et ne l’avait pas écartée. Les journaux ne parlaient que d’armemens, et leur ardeur guerrière semblait difficile à retenir. Le monde, ou plutôt les deux mondes ont éprouvé le soubresaut que l’on ressent lorsqu’on entend un coup de canon. La panique a été générale et en partie sincère ; il est aussi permis de croire que l’Angleterre n’a rien fait pour en amortir les conséquences. La baisse a été telle que les journaux américains ont écrit que l’Amérique avait, du jour au lendemain, perdu 200 millions de livres sterling. Avons-nous besoin de dire que ce chiffre formidable ne répond à aucune réalité ? Les fonds qui ont baissé ne tarderont pas à remonter ; ils ont commencé déjà. Il n’en est pas moins vrai que quelques désastres particuliers restent sans remède, et que, en somme, si le mal n’a pas été aussi grand qu’on l’a cru, l’émotion a été très vive. Les Américains sont gens pratiques. César recommandait à ses soldats de viser au visage ceux de Pompée ; avec les Américains, c’est surtout à la bourse qu’il faut viser. Cette fois, l’effet a été immédiat. Les télégrammes sont venus annoncer au vieux monde que M. Cleveland, qui était la veille l’homme le plus populaire des États-Unis, en était devenu le lendemain le plus impopulaire. Nous ne le croyons pas. Ces affirmations tranchantes sont assurément exagérées. Une grande partie du pays reste avec le Président, et il n’est pas impossible qu’il retrouve bientôt sa popularité d’autrefois, non pas celle qui l’a entouré dans une heure de délire patriotique, mais celle dont il jouissait auparavant. S’il a commis une erreur, on verra une circonstance atténuante dans le motif qui la lui a inspirée. On ne tardera pas à se remettre d’une alerte si chaude et à juger toutes choses avec plus de sang-froid. Au fond, il est probable que M. Cleveland n’a jamais cru à la guerre, et aucun homme sensé n’y a cru plus que lui. Il y aurait eu trop de disproportion entre l’effet et la cause. Comment un litige, qui est pendant depuis plus de trois quarts de siècle sans avoir cessé d’être pacifique, aurait-il pu prendre tout d’un coup un caractère assez aigu pour déchaîner la guerre ? Sans doute des fautes, des imprudences avaient été commises de part