Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/470

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soit contre des obstacles extérieurs, soit contre ceux qu’il trouve en lui-même, dans ses instincts et dans ses passions. Or cet élément de lutte est partout au fond d’un théâtre où Dumas a transporté sa propre combativité. Lutte de l’individu contre la société. Suzanne d’Ange, au moment où elle se croit près de réaliser son rêve de considération, de sécurité et de repos, voit se dresser devant elle tout son passé et livre bataille elle seule à la confrérie de ceux qui se décernent le titre d’honnêtes gens. Le fils naturel entre en conflit avec une hiérarchie sociale qui repose sur les assises de la paternité légale. Jeannine, Denise, Mme de Montaiglin se heurtent au souvenir d’une faute unique et inexpiable. Dix autres se heurtent aux barrières du mariage où ils sont emprisonnés pour toujours sans avoir le droit de regarder vers l’horizon. Lutte des sexes dans l’amour, lutte du masculin contre le féminin, de l’esprit contre le corps. Les pièces de Dumas les moins bien venues sont celles où l’objet même de la lutte est mal indiqué et les péripéties en restent indécises. Celles qui ont eu la fortune la plus éclatante sont celles où apparaît le plus nettement le dessein de l’auteur d’engager avec son public une sorte de corps à corps.

Un autre mérite qu’on ne saurait davantage contester à Dumas, c’est qu’il a essayé de mettre des idées au théâtre. Il a voulu rendre par les moyens propres à la scène « plus que la peinture des mœurs, des caractères, des ridicules et des passions. » Il a soutenu cette opinion, qu’on a longtemps rangée au nombre de ses paradoxes, que l’auteur dramatique doit agiter et discuter sur la scène « les questions fondamentales de la société : le mariage, la famille, l’adultère, la prostitution la conscience, l’honneur, les croyances, les nationalités, les races, le droit, la justice, l’héritage, la religion, l’athéisme, enfin le support, l’axe et l’atmosphère de l’âme humaine. » L’écrivain de théâtre est en communication directe avec la foule, il dispose à son gré de ceux dont il a su séduire l’esprit et toucher la sensibilité : ne doit-il pas mettre cette puissance incomparable au service de ce qu’il croit être la vérité et le bien ? Et n’a-t-il pas, pareil à tous les écrivains, « charge d’âmes ? » C’est là ce qu’on ne saurait trop répéter aux amis du théâtre, mais surtout à ses ennemis, à ceux qui le condamnent comme un genre inférieur parce qu’ils ont commencé par retirer de sa définition tout élément de supériorité. Dumas avait-il d’ailleurs autant d’aptitude qu’il avait de goût pour les idées ? Il se peut aussi que chez lui le désir de prouver se soit trop manifestement trahi, qu’il ait donné à la démonstration trop de raideur, qu’apercevant la réalité à travers ses thèses il en ait peu à peu perdu la vision nette, qu’il n’ait pas toujours su mettre en accord la donnée intellectuelle avec le moyen de traduction esthétique. J’avouerai encore qu’il a usé de termes fâcheux quand il a parlé d’un « théâtre utile. » Mais ce dont il porte la peine aujourd’hui et qu’on ne