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Le dimanche ils vont régulièrement à l’église baptiste, partant de bonne heure en procession, quitte à n’avoir de service que dans l’après-midi. L’intervalle d’attente est rempli par de longues conversations à la porte de la grande cabane où chacun a le droit de prêcher, hommes et femmes ; parmi ces dernières, il y en a d’éloquentes. Orateur ou oratrice s’excite en parlant et communique à son auditoire une émotion convulsive, pour ainsi dire, qui produit des réveils spirituels inattendus. La religion s’attrape ainsi ni plus ni moins que la rougeole ou une attaque de nerfs. Même à l’état de calme, en admettant que ces êtres sensitifs y soient jamais, la discussion religieuse est leur plaisir favori. Les citations bibliques leur viennent à la bouche avec une facilité, une abondance vraiment prodigieuses. Il suffit pour se donner ce spectacle de formuler devant eux quelque hérésie, comme par exemple : « Adam ne fut pas le premier homme. Dieu en avait créé d’autres avant lui. » Aussitôt ils prennent feu, les textes se précipitent. Jamais une faute de mémoire, même chez ceux qui ne savent pas lire : et rien pour eux n’est symbolique. Ils tiennent non seulement à la lettre, mais au détail précis ; ils voient Dieu tirer Eve de la côte d’Adam avec l’aide d’un couteau semblable au leur. Ils catégorisent le serpent dans une des espèces qu’ils connaissent : à Clover Bend, c’est le serpent à sonnettes. Le plus ignorant des nègres est capable de raisonner avec subtilité. Ce qui m’afflige, c’est le mépris inconscient qu’ils ont de leur propre couleur, l’aspiration générale vers des teintes claires. Le préposé au bûcher nous dit par exemple : « Je n’épouserai jamais une de ces vilaines noiraudes, mais une jolie petite femme brune, brown, qui aura des cheveux frisés longs comme ça ! » — Et il montrait la longueur de sa main.

Deux nègres se disputent sur la beauté de leurs enfans :-Il veut faire croire, s’écrie l’un d’eux en haussant les épaules, que son petit est plus beau que le mien, quand il est noir comme la cheminée ! » Lui-même semblait barbouillé de suie.

Comment les pauvres négresses ne se croiraient-elles pas grandies et glorifiées par le caprice d’un blanc, si court et si brutal que ce caprice puisse être ?


Le temps s’écoule très vite à Clover Bend malgré la monotonie des journées, au point de vue des événemens du moins, car les ressources d’esprit sont d’une infinie variété. Mais enfin rien n’arrive jamais. C’est toujours le même va-et-vient de troupeaux de vaches dont on reconnaît le propriétaire à leur oreille fendue ou à quelque autre signe ; celles du Texas, très méchantes, ont