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mais pas encore la prose. C’est ce retard seul qui fait que les cabinets de lecture vous achètent vos éditions de France ; mais s’ils ont besoin d’un re-exemplaire, ils attendent Bruxelles. Mais en Italie on achète plutôt les livres (pourvu qu’ils ne soient pas chers) qu’on ne les prend au cabinet ; c’est le contraire de Paris ; c’est ce qui fait, je pense, que le débit doit être beaucoup plus grand qu’à Paris et que vous auriez un grand avantage à entrer en concurrence avec Bruxelles. Ce que je vous dis pour l’Italie doit être encore bien plus vrai pour la Belgique. Il est vrai de dire que leurs éditions sont à présent très soignées, mais je crois que le nom d’un libraire français présenterait plus de garanties d’exactitude au lecteur étranger. Pour moi, je ne rapporte dans mes poches aucune de ces jolies éditions à bon marché de Bruxelles, et crois par conséquent avoir droit à votre estime. Je suis à Marseille, où l’on vend et lit beaucoup de livres, notamment les Paroles d’un croyant (édition de Bruxelles) dans les marches, le port et les rues, sur papiers gris, mais seulement chez les libraires ambulans ou étalant le long des murs. Du reste pas d’autre livre que celui-là, et j’en suis étonné, vu la facilité qu’il y a à passer ce qu’on veut à la douane de la mer.

Adieu, je compte sur vous et suis tout à vous.

Gérard Labrunie.


Faites-moi donc le plaisir encore de mettre cette feuille sous enveloppe quand vous l’aurez lue et de l’envoyer à Duseigneur, ou à Théophile, ou à Nanteuil : elle est pour eux et les autres. C’est que les ports de lettre sont chers d’un bout de la France, où je suis positivement, à l’autre presque, où vous êtes.


Vous croyez, parce que je suis sans argent à Marseille (mais cela n’est plus vrai depuis quelques heures), que j’y vis médiocrement : vous vous trompez. Je suis à l’hôtel, où je dine splendidement à crédit et me refais de mes voyages. C’est que dans tout hôtel moins beau que l’hôtel des Princes on éprouverait quelque inquiétude à me voir sans malle et presque sans bagage. J’ai fait en sorte de.me souvenir de Robert Macaire. J’avais, en débarquant, cinq sols. J’en ai donné deux pour me faire cirer. Je suis allé jusqu’au coin de la rue, où est l’hôtel des Princes ; j’ai trouvé deux gamins et je leur ai promis trois sols pour porter mes effets : l’un a pris mon sac, où il y avait principalement un grand pain qui me restait de Naples ; l’autre a pris la petite valise en cuir que d’Arc m’a donnée, où il y avait deux citrons, des pommes et des poires, le reste de mes provisions ; et tout bien agrafé, je suis entré sous le vestibule entre mes deux acolytes : j’avais heureusement retrouvé une vieille paire de gants jaunes.

Vous ne croirez pas à ces beaux apprêts, mais cela m’est égal. Le maître de l’hôtel m’a donné une belle chambre : j’aurais craint de porter atteinte à la considération nécessaire en demandant quelque chose de très inférieur ; du reste, tout ce luxe n’est pas fort coûteux à Marseille, où tout est bon marché. Heureusement il y a la bibliothèque publique : voilà pour ma journée. Je n’ose guère marcher, parce que mes bottes se fendent. J’ai fait tous ces jours-ci le roman intime que nous savons : je sais que cela est usé, mais je vous jure que mes bottes le sont encore plus, et il faut cela pour que j’en parle. Mais j’ai toujours bien dîné : figurez-vous que je ne mangeais que du macaroni et des fruits depuis quinze jours, plus cinq jours de tempête, où je n’ai pas eu le mal de mer. — Je décous ma lettre à dessein pour