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pour vous un de mes amis les plus intimes et une dame qui m’arracherait probablement les yeux si elle se doutait que j’ai la place que je lui refuse, et que je la donne à un autre. Vous devez cela à la belle conduite que vous avez tenue hier en m’envoyant de l’argent avec aisance et facilité. Je vous jure que sans cela j’aurais été furieux aujourd’hui contre vous et que je me serais plutôt empalé moi-même que de vous octroyer un billet, fût-ce un billet de soixantième galerie.

À ce soir, je vous aime de tout mon cœur,

THEOPHILE GAUTIER.

Ce 28 décembre 1833[1].

Place Royale, ce lundi.

Je viens de découvrir chez un marchand de bric-à-brac un délicieux tableau de Boucher, de la plus belle conservation ; c’est une occasion que je ne veux pas manquer, et n’ayant pas assez d’argent, je prends sur moi de vous demander mon reste[2]. Vous me feriez sincèrement plaisir de me le remettre. — Je suis attelé à la Maupin et c’est ce qui m’empêche de rôder et d’aller vous voir. Je vous salue cordialement.

Illustre,

Je veux de l’argent, n’en fût-il plus au monde ; si vous n’en avez pas, vous m’en ferez. — Je n’ai pas le sol ou le sou, comme mieux vous aimerez. — Si vous ne me payez pas, je vous prendrai votre cheval ou l’édition entière des Francs-Taupins. En attendant, voici mon garnis aire que je vous envoie. — Vous aurez le plaisir de voir sa benoîte figure soir et matin, jusqu’à ce que j’aie mon beurre ; voici le jour de l’an, et je n’ai sacredieu pas de quoi acheter des bonbons et des poupées à mes petits bâtards. — Je vous avertis que je ne ferai rien tant que je serai à sec. Pas d’argent, pas d’idée. — Le meilleur Parnasse pour moi est un petit tas d’écus ; un gros ferait encore mieux sans doute.

Je vous déteste cordialement,

Votre très mécontent créancier,

THEOPHILE GAUTIER.

Passy-les-Paris, 2 avril 1835.

Mon très cher,

J’irai samedi chez vous avec un gros carton sous le bras, et il faudra que vous ayez cette extrême obligeance de me demander ce que c’est ; sans quoi je n’oserais jamais vous le dire. C’est un très énorme et très magnifique volume de vers dont je suis coupable et que je voudrais bien voir paraître sur votre célèbre catalogue. Je vous écris cela quoique je vous aie vu hier, mais comme je suis bien élevé, il y a certaines turpitudes que ma bouche se refuse à prononcer (ma plume est moins prude), et lorsque quelqu’un me parle comme à un honnête homme, il m’est douloureux de le tirer de son erreur et de lui faire voir qu’il ne parle qu’à un poète. Il me semble que ce

  1. Il s’agit, dans cette lettre, de la première représentation du drame d’Alexandre Dumas. Angèle, joué à la Porte-Saint-Martin le 28 décembre 1833.
  2. Le restant de ses droits d’auteur pour les Jeune-France, à ce que spécifie M. de Spœlberch de Lovenjoul dans sa minutieuse Histoire des œuvres de Théophile Gautier (2 vol. in-8, chez Charpentier, 1887).