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elle n’appartient pas à la mythologie orphique et les temples de la Grèce n’ont jamais vu le culte qu’il lui rend ni entendu la prière qu’il lui adresse ; c’est une Artémis nouvelle. Ce qu’il porte à son autel, ce sont « des fleurs écloses dans une prairie solitaire, où l’abeille seule ose pénétrer, qu’entretient la fraîche rosée de la Pudeur et qu’une loi sainte ne permet de cueillir qu’aux mortels doués par un privilège de nature d’une pureté inaltérable » ; et il existe un commerce mystique entre la déesse et ce héros qui paraît formé à son image. Ces traits, si souvent admirés, sont d’un hellénisme qui n’appartient qu’à Euripide.

La conclusion se tire d’elle-même. L’orphisme d’Euripide est plus littéraire que religieux. Faut-il aller jusqu’à dire qu’il n’y a vu qu’un élément d’intérêt pour quelques-uns de ses drames ou pour quelques morceaux poétiques et qu’il y est resté lui-même indifférent, ce qui semble être la pensée de M. Decharme ? Ou bien faut-il souscrire au jugement que M. Maurice Croiset exprime dans quelques jolies pages de son chapitre sur Euripide[1], et penser que cette nature mobile et libre s’est arrêtée un instant à considérer avec intérêt les doctrines orphiques sans s’y attacher par des liens durables ? Cette dernière opinion me paraît plus près de la vérité. J’irais même un peu plus loin et j’admettrais volontiers que dans ces doctrines, certaines idées avaient séduit son esprit méditatif en même temps que son imagination : celle-ci, par exemple, que le philosophe Héraclite avait aussi exprimée à sa manière et qui vaut la peine d’être rappelée.

Les orphiques et les pythagoriciens considéraient le corps comme une prison où était enfermé le principe divin et vivant. Ils se servaient même d’un mot plus fort, un tombeau ; ce qui donnait en grec une allitération expressive : soma, corps et séma, tombeau ; et l’on sait que Platon a recueilli le mot et l’idée. La mort était donc pour eux une délivrance et un commencement de vie véritable. C’est exactement ce que dit Héraclite : « Lorsque nous vivons, nos âmes sont mortes et ensevelies en nous, et lorsque nous mourons, nos âmes reviennent à l’existence et vivent. » Et encore : « Tout ce que nous voyons éveillés est mort. » Euripide à son tour, dans une pièce perdue qui portait le nom du devin Polyidos, fait dire à un de ses personnages : « Qui sait si vivre n’est pas mourir, et si mourir n’est pas vivre pour ceux qui sont dans les enfers ? » Et ce qui semblerait indiquer que cette idée était assez familière à son esprit, c’est le singulier euphémisme qu’emploie sa Médée, au moment le plus pathétique,

  1. Histoire de la Littérature grecque, t. III, p. 304 et suivantes.