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On a vu que chez Euripide, au contraire, la foi n’existe pas et l’espérance est douteuse. Il n’accepte pas les légendes qu’il met sur la scène, il ne croit pas aux dieux et se plaît à faire ressortir le mal, sans jamais faire voir dans le présent ni dans l’avenir une amélioration. Il a bien pu, dans quelques pièces, où son imagination s’abandonne à une fiction séduisante et où son art, ingénieux et chercheur, effleure en passant la comédie, atténuer ou même dissiper les horreurs tragiques ; mais ce sont des exceptions dans un ensemble où la tristesse domine de beaucoup.

Euripide était considéré par Aristote comme « le plus tragique des poètes », et ce jugement était expliqué par la nature de ses dénouement, qui lui était reprochée à tort, dit l’auteur de la Poétique. Cela veut dire sans doute qu’on se plaignait de l’impression triste que ses drames laissaient. Et en effet il vaut surtout par le pathétique ; et cela vient de ce qu’il analyse la souffrance humaine. Il se place à un point de vue humain ; Eschyle se plaçait, au contraire, à un point de vue religieux. Les principaux acteurs de celui-ci, quoique le plus souvent invisibles, étaient les puissances supérieures, dont l’intervention, rendue sensible, faisait marcher le drame et produisait les grands effets. Par là les spectateurs étaient transportés dans les régions lointaines d’un monde merveilleux, où l’homme n’apparaissait que dans des types simplifiés et agrandie. Avec Euripide, ils se retrouvent eux-mêmes dans des héros rapprochés d’eux et réduits à la condition de l’humanité contemporaine ; ils reconnaissent les maux dont ils souffrent dans le détail d’une reproduction précise, qui ramène les terribles émotions des légendes mythologiques aux impressions présentes de la vie réelle. Il en résulte qu’en sortant du théâtre, ils n’éprouvent pas au même degré cette sorte de soulagement où Aristote voyait l’effet propre de la tragédie et qu’il faisait consister dans un apaisement du trouble qui est au fond de toutes les âmes par les émotions mêmes de la terreur et de la pitié. Ils reviennent des représentations d’Euripide plus pénétrés de leurs misères et moins confians dans la bienveillance divine.

Veut-on un exemple de la manière dont il humanise, pour ainsi dire, le merveilleux mythologique et le transforme par l’observation attentive de la réalité ? On n’a qu’à voir ce qu’il fait de la scène des Choéphores d’Eschyle où Oreste, aussitôt après le parricide, devient la proie des Erinnyes. L’action des divinités vengeresses s’y fait d’abord sentir en lui-même ; sa conscience s’inquiète, sa raison se trouble et il se débat vainement contre une agitation croissante ; mais ce n’est pas tout : les Erinnyes sont présentes pour lui, il les voit : c’est une véritable apparition