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détails de la triste scène, arrache une feuille, la déchire de ses dents, pâlit aussitôt et tombe morte sur le corps de son amant. « Ô âmes heureuses, dont le même jour vit le brûlant amour et le dernier soupir ! Plus heureuses, si vous êtes allées ensemble au même séjour ! Très heureuses, si l’on aime encore dans l’autre vie et si vous y aimez toujours comme vous fîtes ici-bas ! » Le mystère est bientôt éclairci. Un crapaud monstrueux se tenait tapi sous la sauge dont il avait empoisonné le feuillage. On brûla, sous un amas de branchages, la plante et la bête maudite, et les amis de Pasquino portèrent les deux amoureux à l’église San-Paolo, leur paroisse, où ils furent ensevelis côte à côte.

Au moins s’étaient-ils aimés sans contrainte et nulle ombre de soupçon ou de regret n’avait attristé leur bonheur. Girolamo Sighieri, fils d’un riche marchand, fut bien moins heureux que le petit artisan Pasquino. Son père était mort et sa mère et ses tuteurs l’élevaient avec une grande sollicitude. L’enfant, très jeune encore, tout en jouant dans la rue avec ses petits voisins, noua connaissance avec la fillette d’un tailleur, la Salvestra. « Quand il grandit en âge, l’amitié se changea en si violent amour que voir son amie était toute sa joie. » Il n’avait alors que quatorze ans. Sa mère découvrit cette grande passion, lui en fit des reproches et le châtia, mais vainement. Elle dit alors aux tuteurs : « Il l’épousera sans aucun doute un jour à notre insu, et désormais je serai toujours malheureuse : s’il la voit mariée à un autre, il en mourra de douleur. » Et la bonne femme ne voit d’autre remède pour le cœur de son fils que de l’envoyer à Paris afin d’y étudier le négoce et l’art de grossir sa fortune. Il refuse d’abord, se querelle violemment avec sa mère, finit par céder à ses caresses et à ses larmes, à la condition qu’il ne sera pas éloigné de Florence plus d’une année. On le maintint à Paris deux ans. Il revint plus amoureux que jamais de Salvestra : mais la jeune fille était déjà mariée à « un beau jeune homme », simple tisserand. Éperdu de douleur, il a beau passer et repasser devant le logis de la belle, Salvestra ne le reconnaît plus. Il réussit à se glisser une nuit dans la chambre conjugale, et pose sa main sur le cœur de la jeune femme couchée près de son mari. « Ô mon âme, dors-tu déjà ? Je suis ton Girolamo ! » À voix basse, elle le supplie de partir. « Il est passé, le temps de notre enfance, où nous pouvions être amoureux l’un de l’autre. » Qu’il ait donc pitié d’elle et ne tente rien qui lui fasse perdre l’honneur et la paix de sa vie. Loyalement elle lui refuse toute espérance. Alors il sent qu’il n’a plus qu’à mourir et demande, en guise d’adieu, une grâce singulière : qu’elle lui permette de s’étendre près d’elle, dans le lit, quelques instans seulement, car il est transi de froid,