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On voit assez quelle vulgarité de sentiment se cache ou se trahit dans ces vers pimpans. Au moins n’est-ce pas à Rivarol qu’on reprochera de poursuivre en amour un idéal impossible. Les biographes du moraliste lui savent ordinairement bon gré de cette liaison et ne manquent guère à faire en passant leur compliment à cette jolie fille : ils trouvent qu’il y a du piquant dans le goût qu’un homme raffiné, lettré, intellectuel à l’excès, eut pour un être resté tout instinct. Il n’y a pas lieu de faire tant de phrases. Manette n’est que la sœur ainée de la Lisette de Béranger. L’immoralité facile de Rivarol, son insouciance, ses goûts d’épicurien font qu’il se trouve en complet accord de sentimens avec la société de son temps. Il s’y trouve tout de suite à l’aise, quoiqu’il soit de noblesse médiocre et guère plus riche que Chamfort. Il en a les manières et le ton, la désinvolture et l’impertinence. Cela même caractérise ceux de ses mots qu’on nous cite comme lui faisant le plus d’honneur :


Je dormais ; l’évêque dit à cette dame : « Laissons-le dormir, ne parlons plus. » — Je lui répondis : « Si vous ne parlez plus, je ne dormirai pas. »

Les hommes ne sont pas si méchans que vous le dites. Vous avez mis vingt ans à faire un mauvais livre et il ne leur a fallu qu’un moment pour l’oublier.

Vous parliez beaucoup avec des gens bien ennuyeux. — Je parlais de peur d’écouter.

Je sue horriblement. — C’est que vous vous écoutez trop.

L’abbé Sieyès, qui s’exprime avec disgrâce, me disait un jour : « Il faut que je vous dise ma façon de penser. — Épargnez-moi la façon, lui répondis-je, et dites-moi tout simplement votre pensée. »

Je vous écrirai demain sans faute. — Ne vous gênez pas, lui répondis-je, écrivez-moi comme à votre ordinaire. »

Quelqu’un m’ayant demandé une épigraphe pour son ouvrage : « Je ne puis, lui dis-je, vous offrir qu’une épitaphe. »


Ces répliques sont-elles d’un homme d’esprit ? En tout cas celui qui se les permettrait aujourd’hui passerait pour un personnage très mal élevé. L’élégance est affaire de mode.

Rivarol devait tenir à la conservation d’une société dont il retrouvait en lui tous les travers. Cela explique l’attitude qu’il prend au moment de la Révolution. Rédacteur du Journal politique national et des Actes des apôtres, nous le retrouverons dans les rangs des émigrés. C’était pour lui le seul moyen d’échapper à des rancunes qui ne pardonnent pas : les rancunes littéraires. Il avait jadis publie un Petit Almanach de nos grands hommes pour l’année 1788, où il raillait doucement quelques-uns des ratés de son temps. Plusieurs, en dépit