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Je ne m’attarderai pas à combattre une théorie dont l’étroitesse est manifeste. Je noterai simplement que M. Fustel lui-même semble parfois la mettre en oubli. Dans son sixième volume il montre que, si la royauté mérovingienne tomba en décadence, « la faute en fut d’abord à la famille régnante, » que la plupart de ces princes furent cupides, violens et immoraux, qu’ils n’eurent aucun esprit politique, que la possession du pouvoir ne fut pour eux qu’un moyen de satisfaire leurs passions, et que par suite l’autorité publique perdit tout prestige. Il suppose donc implicitement que les choses auraient peut-être tourné autrement, si ces souverains avaient été meilleurs ; ce qui revient à dire que l’histoire d’un peuple s’explique, au moins en partie, par les vertus et les vices de ceux qui le gouvernent. J’accorde volontiers que la Révolution française devait tôt ou tard aboutir à une dictature militaire, mais il n’en résulte pas que la constitution intime de Napoléon n’a été pour rien dans nos destinées.

Pour M. Fustel, le seul agent des phénomènes sociaux, c’est la foule. Il est assez indifférent de connaître les pensées personnelles de César, d’Auguste ou de Richelieu ; il vaut bien mieux comprendre les passions et les idées des hommes de leur temps, non des plus éminens, mais de la multitude anonyme et confuse. Il lui est parfois arrivé d’esquisser des portraits ; sauf de rares exceptions, ce sont toujours des portraits de quelque être collectif, comme le Grec ou le Romain, ou de quelque type, comme le roi franc, mais jamais des portraits individuels. Il excellait à dessiner d’un trait rapide ces sortes de physionomies. Il écrivait, par exemple, « qu’autant le Grec déteste par instinct l’étranger puissant, autant il l’aime par vanité, » que, si les Romains ont été une nation conquérante, c’est moins par amour de la gloire que par amour de l’argent, que les Grecs du moyen âge. « très subtils en matière de controverses théologiques ». étaient plus soucieux « de philosopher que de croire » que « plus une religion est grossière, plus elle a d’empire sur la masse du genre humain », que « le cœur du paysan n’est pas fait de telle manière qu’une loi qui l’attache à son champ lui paraisse d’abord inique et cruelle », qu’il est assez ordinaire que « les mêmes hommes affaiblissent l’autorité sans s’en douter et lui reprochent ensuite d’être trop faible. » Il était surtout très habile à dépeindre l’évolution morale des peuples et la mobilité de leurs opinions, et c’est à cela qu’il apportait tous ses soins, étant persuadé que « le fond de la science historique, c’est l’observation de la continuité des choses et de leurs lentes modifications. »

Il réduisait à rien ou presque rien l’influence de la race, du moins dans l’antiquité et le haut moyen âge. La race, d’après lui,