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d’elle ; c’est une stupide pécore. » Telles étaient, dit M. Craig, les sultanes qui logeaient sous son toit et puisaient à l’envi dans sa maigre bourse. Il hébergeait aussi un vieux M. Levett, apothicaire en déconfiture. À ces pensionnaires à poste fixe s’en joignaient d’autres qui n’étaient que de passage. Tous ces éclopés ne s’entendaient guère ; la discorde régnait au logis, c’étaient de perpétuelles chamailleries. « Williams, écrivait-il à une amie, déteste tout le monde, Levett déteste Desmoulins et n’aime pas Williams, Desmoulins les hait tous deux également, et Poll n’aime personne. » Il était sûr, en rentrant chez lui, d’y trouver des plaignans à satisfaire, des combattans à séparer. « Pourquoi gardez-vous ces femmes ? — Eh ! ne voyez-vous pas que si je leur retirais mes secours, personne ne leur en donnerait ? » Au surplus, leurs querelles n’étaient pas pour lui déplaire. Quand Poil était aux prises avec Mme Williams, il lui criait quelquefois : « Courage, Poll ! Sus, sus, ma belle ! Tenez bon, Poll ! » Il y avait de temps à autre des accalmies imprévues, qui l’étonnaient comme un phénomène contre nature ; ces grands silences pacifiques lui semblaient inquiétans. On vit paraître un soir dans cette demeure trop hospitalière une étrange visiteuse. Il l’avait ramassée dans la rue, couchée de son long sur le pavé et hors d’état de se tenir debout ; la chargeant sur ses puissantes épaules, il l’avait emportée dans sa caverne. Il découvrit bientôt que c’était une pécheresse du plus bas étage. Il ne laissa pas de lui prodiguer de tendres soins, se mit en dépense pour elle, et lorsqu’elle fut entièrement rétablie, il lui adressa un éloquent sermon. L’histoire ne dit pas si elle en profita.

Non seulement cet homme coriace avait le cœur miséricordieux, il était de complexion amoureuse. M. Craig a dressé la liste de toutes les femmes qu’il aima ou prétendit aimer ; elle est longue et on n’est pas sûr qu’elle soit complète. — « Il ne faut pas se moquer, disait-il un jour, d’une passion qui a bouleversé des empires, et qui tour à tour inspire l’héroïsme ou dompte l’avarice. Celui qui ne l’a pas éprouvée ne connaît pas le bonheur, et celui qui la tourne en ridicule ne mérite pas de la ressentir… C’est cette passion qui me consume, ajoutait-il d’une voix altérée par l’émotion, quand j’aperçois la jolie Fanny que voici, et qui est très cruelle pour moi. » Aimait-il Fanny ? Il est permis d’en douter. Avait-il sérieusement aimé Molly Aston ? Comme on lui demandait quel avait été le plus heureux temps de sa vie, il répondit : « C’est l’année où j’ai passé toute une soirée avec Molly. Ce ne fut pas du bonheur, ce fut du délire, une ivresse dont le souvenir a embelli les douze mois qui suivirent. » Ce qui rend douteuse la sincérité de ses délires, c’est qu’il lui arriva souvent d’aimer trois ou quatre personnes à la fois ; il déclarait que tous les gens sensés en usent ainsi, qu’un amour exclusif est la chimère des imaginations romantiques et déréglées.

Il disait à l’âge de soixante-dix ans : « Si je n’avais pas de devoirs à