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Confession qui l’ont fait traiter de renégat. Toute sa vie, il s’est cru appelé à une « haute mission » de moraliste et de prophète inspiré. Mais en même temps il était possédé de ce prodigieux talent d’observation et d’imitation qui, déjà au collège, l’avait rendu célèbre. Et à mesure que l’horizon de son ambition s’élargissait, son talent de peintre réaliste l’entraînait plus avant dans un art qui n’avait rien de commun avec ses nobles visées régénératrices. C’est là, dans cette opposition constante de ses rêves et de ses moyens, c’est là qu’il faut chercher, je crois, le motif de sa « conversion ». Et de fait on voit que cette « conversion » a été simplement une révolte du malheureux contre lui-même, l’éclat suprême de son désespoir, devant l’impossibilité où il se sentait de mettre son œuvre d’accord avec les aspirations de son cœur.

Destinée vraiment tragique, et qui suffirait pour expliquer la profonde amertume empreinte, de très bonne heure, sur la pâle figure de Nicolas Gogol. On s’est apitoyé sur Molière, condamné, disait-on, pour vivre, à faire rire le public de sa souffrance même. Gogol, lui aussi, était un auteur gai, le plus gai certainement de toute la littérature de son pays : et ce n’était point pour gagner sa vie qu’il plaisantait, il y était condamné par une fatalité plus cruelle encore, par l’entraînement d’un génie comique qu’il détestait tout en y cédant. Il entreprenait « de répandre le bien et de travailler au profit du monde », et il écrivait le Réviseur, cette satire impitoyable de la bassesse universelle ! Il se jurait de « consacrer sa vie au bonheur de ses semblables », et en exécution de ce noble serment il racontait les aventures d’un filou, parcourant les villages pour acheter des « âmes mortes » à d’autres filous ! Comment ne pas le plaindre ? Et comment aussi ne point se souvenir d’hésitations, de luttes, de vaines promesses toutes semblables prêtées par le comte Tolstoï à son Pierre Besoukhof et à son Nicolas Levine, les deux personnages où il a reconnu depuis qu’il avait mis le plus de lui-même ?

On comprend qu’ainsi disposé Gogol ait toujours été mécontent de ses œuvres, et qu’à peine achevées il ait voulu les détruire. Il a détruit en effet la première, — une Idylle envers qui avait occupé toute sa jeunesse, — et la dernière, — cette seconde partie des Ames mortes que, durant dix ans, il avait écrite, brûlée, récrite et brûlée de nouveau. Mais de chacune des œuvres qu’il s’était résigné à publier, de ses Soirées, de ses contes pétersbourgeois, de ses Arabesques, il ne manquait jamais de parler avec un mépris haineux, comme de misérables caricatures de sa pensée de poète. On sait par quel artifice, à la fois ridicule et touchant, il s’était efforcé de relever ses Ames mortes jusqu’au niveau de ses hautes ambitions : dans la série des aventures de son héros il avait glissé, çà et là, des passages lyriques, exaltant la grandeur du génie slave, ou la beauté du dévouement et du sacrifice, mais de la façon la