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II

Un coup d’œil sur l’ancienne marine marchande fait concevoir, mieux que des statistiques, combien sur mer aujourd’hui tout est nouveau : le port, le bateau, la navigation. Par leur nombre, leur grandeur, leur périodicité, leur vitesse, leur sécurité, les 47 000 navires, jaugeant 25 millions de mètres cubes, qui s’agitent sur les flots de l’univers, représentent vraiment une sixième partie du monde, une « Océanie » active d’îlots intelligens, en bois et en fer, forgés par la main des hommes pour relier les grands continens immobiles. Le chiffre des bateaux, leur tonnage comparé d’une époque à l’autre, est loin de correspondre à l’accroissement récent de la puissance maritime, parce qu’un vapeur travaille davantage qu’un voilier ; or, de plus en plus, le voilier disparaît. Il y a quinze ans, on en comptait 49 000 encore, il n’en subsiste plus maintenant que 37 000 ; mais, au lieu de 5 000 vapeurs on en voit 10 000 en service, et la capacité de chacun a augmenté d’un quart.

Le progrès met au rebut l’outil de détail, trop faible, brick élégant, goélette légère, et lui substitue un instrument énorme, le cargo-boat, faisant à moins de frais plus de besogne. Au point de vue, seul pratique, du pouvoir de transport des navires, pour lequel un vapeur vaut quatre voiliers, la force dont les peuples civilisés disposent à l’heure actuelle a quintuplé depuis 1840, passant de 10 à 50 millions de tonnes. Sur 100 kilos de marchandise les voiliers, il y a trente ans, en portaient 68 ; on ne leur en confie plus que 22. Les vapeurs qui, dans l’origine, mettaient à profit l’assistance du vent, lorsque ses caprices s’y prêtaient, le dédaignent de plus en plus. Il est des traversées pour lesquelles on ne sait que faire de son souffle, quel qu’il puisse être. Les paquebots auxquels incombe le service de la Chine et de l’Australie l’utilisent encore. Ceux de la ligne du Brésil ne conservent qu’une voilure très réduite ; seul le mât de misaine porte hunier et perroquet. Dans l’Atlantique nord il n’y a plus de voiles du tout ; les deux mâts qui subsistent ne seraient qu’une symétrie ou une routine s’ils ne servaient à faciliter les signaux. Cet abandon, pour des navires rapides, est logique dans des parages très durs. S’ils courent « vent debout », la vitesse du vent ajoutée à leur vitesse propre produit surtout le gréement un effort considérable qui retarde leur marche. Si le vent est favorable, il ne peut produire sur la voilure une action utile qu’à la condition de souffler à grands coups : mais alors les flots sont si furieux qu’il n’est pas