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nous empêchent d’entendre les grondemens d’orages qui se succèdent et se rapprochent. Faudra-t-il que la foudre éclate pour nous faire lever la tête ? Ou bien, notre vieux monde a-t-il achevé sa carrière, joué son rôle ? Est-ce la civilisation qui nous quitte et commence une émigration nouvelle ? Se prépare-t-elle à abandonner l’Europe pour aller régner sur d’autres continens ? Pourquoi resterait-elle attachée à l’Europe où elle n’est vraisemblablement pas née ?

Autant de questions qui arrêtent la pensée, mais qu’il nous faut laisser de côté, quant à présent, pour nous borner à un travail préliminaire, indispensable. Avant de perdre courage, en effet, commençons par rechercher si des causes très simples ne suffisent pas à expliquer des résultats complexes. Etudions avec précision, essayons de mesurer les progrès de cette concurrence qui peut nous réduire à l’inaction et à la ruine : nous saurons ainsi jusqu’à quel point l’Europe, — nous ne parlons que de l’Europe occidentale, — est touchée déjà. Plus tard, pour ne pas nous en tenir à un travail négatif et attristant, nous tenterons de chercher non pas le remède, ce qui serait une folie, mais des remèdes, des moyens de prévenir, d’atténuer les crises que nous prévoyons.


I

Le fait brutal n’est pas niable. L’Europe, — nous ne parlons, répétons-le encore une fois, que de l’Europe occidentale, — l’Europe commence à travaillera perte. La crise est incontestée dans l’agriculture, sensible aussi dans certaines branches de plus en plus nombreuses de l’industrie. Combien d’entre nous ont vu en France le blé se vendre jusqu’au prix légendaire de 40 francs le quintal. De ce chiffre, et prenons plutôt celui de 33 francs qui fut normal, il est descendu progressivement à 30 francs, puis à 25, à 22, à 20. Il oscille aujourd’hui entre 18 et 15 francs. Et cependant nos blés sont protégés contre la concurrence des importations exotiques. Les blés étrangers ne peuvent être vendus sur nos marchés qu’après avoir payé des droits de douane élevés successivement de 3 francs à 5 francs, puis à 7 francs le quintal, ce qui augmente d’autant, mais à notre bénéfice, leur prix de revient. On ne peut guère élever au-dessus de 7 francs ces droits protecteurs sans faire monter le prix du pain. Or, combien nos cultivateurs dépensent-ils pour produire ce quintal qu’avec l’aide du gouvernement ils vendent cette année de 15 francs à 16 fr. 50 ? on a fait ce calcul, peut-être exagéré. On a dit que le quintal de blé coûtait 25 francs en moyenne à son producteur. Au lieu de 25 francs, admettons