Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/858

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Voici le livre de l’abbé Cruice, qui m’a intéressé, mais ce n’est qu’un abrégé, et je voudrais plus de détails. Il y a une bonne traduction du martyre de sainte Perpétue.


Mardi soir, 1er mai.

Madame,

Il est bien dur de quitter ainsi les gens lorsque le printemps n’est pas encore venu et qu’il n’y a pas de feuilles aux arbres, et que nous aurions pu malgré la pluie voir des ossemens de mammouth et un petit morceau de la crinière d’un éléphant trouvé confit dans la glace sur les bords de l’Obi ou de l’Amour. Voilà ce que je montrais aux étrangers de distinction lorsque j’étais dans les bonnes grâces de M. Cuvier.

Je vous remercie beaucoup du charmant volume que vous m’avez envoyé. Je n’aime pas l’auteur, qui s’aimait trop lui-même et qui a fait autant de mal à ce pays-ci que Richelieu et Mazarin y avaient fait de bien. Que dites-vous de cette maxime : « La vérité est toujours bien reçue quand on me l’apporte avec respect et sans passion. » Comme il vous aurait envoyée à la Bastille, vous, madame, si vous lui aviez dit la vérité ; assurément ce n’aurait pas été pour faute de respect. Il y a un livre de M. Pierre Clément assez curieux sur Louis XIV et ses ministres. Il montre combien on lui cachait de vérités par respect, et je dois dire à sa louange qu’en mainte occasion, en particulier lors de la révocation de l’Edit de Nantes, il n’a commis de fautes que parce qu’on le trompait indignement sur l’état des choses. Il me semble qu’un des plus grands reproches qu’on puisse adresser à Louis XIV, c’est de s’être appliqué à énerver sa noblesse, lorsque le temps approchait où elle allait avoir besoin de toutes ses forces pour défendre le trône. Après le cardinal de Richelieu, la noblesse n’était plus à craindre pour la royauté.

On m’a montré la lettre d’adieu de ce pauvre Ortega à sa femme ; elle est extrêmement touchante. Par contre, on médit que le comte de Montemolin est disposé à reconnaître l’innocente Isabelle, ce qui ne serait pas héroïque. Tout cela me paraît faire les affaires des rouges qui foncent en couleur et augmentent en nombre tous les jours de l’autre côté des Pyrénées. On dit qu’on parle tout haut à Madrid de la nécessité d’une régence. Voilà encore un pays qu’on me gâte abominablement.

Je vois que vous avez lu Thiers en conscience et je suis sûr que vous avez été entraînée comme toutes les âmes généreuses par le mouvement du récit. Il voit les choses d’un point de vue si différent du vôtre, qu’en théorie vous serez en complet