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le fer eux-mêmes en sont devenus éphémères, et se changent en chiffons, tout pierre et tout fer qu’ils sont, tant la matière est ce que la fait l’esprit, et tant l’esprit actuel est le vertige et le bouleversement.


IV

Le résultat nécessaire de cet art mobile et dégénéré est, comme on le conçoit facilement, une démoralisation spéciale, mécanique, et comme à coups d’images de cinématographe. Feuilletez bien les affiches des collections, examinez bien celles des rues, et vous ne trouverez jamais, ni sur un mur, ni chez un amateur, une belle affiche « morale », dont l’effet soit l’exaltation d’un sentiment noble. Vous en verrez d’admirables qui annoncent des pétroles, des pâtes dentifrices, des cacaos, des cirages, des bals masqués, des bastringues, des tripots, des cabarets, ou des réunions révolutionnaires, des meetings de revendication ou d’indignation ; vous n’en découvrirez pas une qui vous recommande une bonne action, un sacrifice élevé, ou vous inspire la sagesse. Ou bien l’affiche est une œuvre d’art, et s’adressera toujours, alors, à un appétit, à un goût, à un besoin de bien-être ou de plaisir, à un instinct de révolte, à un vice. Ou bien elle s’adressera à l’esprit de soumission, de travail, de religion, de dévouement, d’oubli de soi-même, et ne sera plus, en ce cas, qu’un barbouillage attristant. La belle affiche, excitante ou licencieuse, se voit partout ; la belle affiche, pudique ou chaste, ne se voit nulle part. La belle affiche frivole fourmille ; la belle affiche grave est à trouver. La belle affiche anti-sociale existe ; la belle affiche conservatrice n’existe pas.

La morale, en somme, n’est donc jamais où est l’art, l’art n’est jamais où est la morale ; et rien ne détermine mieux le caractère de l’affiche. Il y a une logique nécessaire à laquelle une œuvre d’art, quelle qu’elle soit, ne peut pas manquer. A la condition d’en user avec bonheur, l’artiste a toutes les libertés, sauf une seule, celle de se mettre en contradiction avec son principe, et d’oublier sa raison d’être. S’il est dans la fantaisie et la féerie, il ne doit pas cesser de s’y maintenir, même quand il semble en sortir, et, plus il y mettra de logique, plus son art y prendra d’intensité. Il peut éclairer ses toiles comme bon lui semble, et voir bleu, vert, jaune, gris, noir, clair, sombre, selon son œil ; qu’il reste dans la loi des atmosphères qu’il imagine, et ses visions les moins réelles produiront les plus surprenans effets de réalité. Les déformations les plus insensées lui sont permises, pourvu qu’il