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a fait, dans son Voyage de Tripoli à l’oasis de Kufra, un effroyable portrait des mahométans, quoiqu’il en eût rencontré en chemin de fort honnêtes et fort hospitaliers, et il engageait charitablement la France à exterminer « ces intrus asiatiques, ces brigands sémites, qui viennent du désert et sont dignes d’y retourner. » Comme M. Rohlfs, Renan s’est montré fort dur pour Mahomet et ses fidèles, il s’est départi à leur égard de son aménité accoutumée. Il estimait que l’Islam est l’irréconciliable ennemi de toute vraie civilisation, que l’Europe devrait se coaliser pour l’anéantir, qu’au surplus ce serait chose facile, que cette religion se décompose à vue d’œil, que sa dernière heure est proche. Ce grand penseur ne pouvait que détester et mépriser une doctrine dont le fondateur a été qualifié par un orientaliste allemand « de prophète des illettrés. » On n’est pas tenu d’aimer les illettrés et leurs prophètes ; mais on est tenu de leur rendre justice et de reconnaître que la terre et le soleil ont été faits pour eux aussi bien que pour les grands savans et les plus illustres mandarins.

Dans un livre récemment paru, M. le comte Henry de Castries a vengé l’islamisme des injures de M. Rohlfs et des mépris de l’auteur de la Vie de Jésus[1]. En signalant à mon attention ce livre aussi captivant qu’instructif, l’aimable et savant secrétaire de la Société de géographie, M. Charles Maunoir, le définissait « un sourire de la Croix au Croissant. » Dans le chapitre de ses Confessions où il raconte son séjour à Venise, Rousseau nous dit qu’il avait apporté de Paris les préjugés qu’on avait dans ce pays-là contre la musique italienne, mais qu’il avait reçu de la nature cette sensibilité de tact contre laquelle les préjugés ne tiennent pas. Je soupçonne M. de Castries d’avoir apporté à Alger les préjugés qu’on peut avoir dans le faubourg Saint-Germain contre l’islamisme ; ils ont fondu bien vite au soleil de l’Afrique.

Je crois savoir que nommé, sans qu’il l’eût demandé ni désiré, lieutenant au 1er régiment de tirailleurs algériens, à peine eut-il débarqué, il subit la séduction du pays arabe, dont il se promit aussitôt d’étudier la langue, la religion, l’histoire, la géographie. L’amour fait des miracles ; le sien le rendit topographe, au grand étonnement de ceux qui, à Saint-Cyr, l’avaient vu pâlir sur sa planchette. Détaché durant sept années, de 1874 à 1880, dans le service des affaires indigènes, il eut toujours à commander les tribus sahariennes, qu’il suivait dans leur migration hivernale. On l’expédia en 1880 dans le Sud oranais, pour surveiller la région des Ksours. En 1881, la connaissance qu’il avait acquise du pays et des indigènes le fit attacher à l’état-major du général Delebecque, commandant la colonne d’opération. On lui confia la direction d’une brigade topographique, chargée non seulement de reconnaître les itinéraires des colonnes, mais de dresser la carte de la

  1. L’Islam, impressions et études, par le comte Henry de Castries. Parts, 1896. Armand Colin et Cie, éditeurs.