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s’augmentèrent sans cesse par de nouvelles émigrations, qu’au temps de Mahomet les Juifs étaient tout-puissans à Médine[1]. M. de Castries allègue que Mahomet était un illettré, qu’il n’a jamais lu la Bible, qu’il n’a pu s’instruire qu’en conversant avec lui-même. Mais M. de Castries sait mieux que nous que l’Orient est le pays de la transmission orale, que la parole y a des ailes. Le rhapsode de génie qui, s’inspirant de ballades populaires, composa l’Iliade et l’Odyssée, ne savait ni lire ni écrire ; il savait cependant tout ce qu’on pouvait savoir de son temps, et ses poèmes sont comme une encyclopédie de la Grèce primitive.

Peut-être aussi accusera-t-on M. de Castries d’être parfois un commentateur aussi complaisant qu’ingénieux. On le chicanera, j’en suis certain, sur le sens symbolique qu’il prête au paradis musulman, aux voluptés charnelles promises aux croyans par le Prophète. Croirons-nous que ces jardins de délices, où jaillissent des sources vives, que ces belles filles aux seins arrondis et aux grands yeux noirs, enfermées dans des pavillons et pareilles à des perles soigneusement cachées, ne soient que des emblèmes des félicités spirituelles et de la vision béatifique ? » A la vérité, il est écrit dans le Coran « que Dieu ne rougit pas d’offrir en parabole jusqu’à un moucheron, que ceux dont le cœur dévie de la vraie route courent après la métaphore. » Mais la plupart des hommes courent après la métaphore, et Mahomet ne s’est point soucié de les faire revenir de leur erreur ; il ne les a point avertis qu’il s’était accommodé à la grossièreté de leurs pensées en matérialisant des joies mystiques par des images terrestres, que les vierges célestes n’ont pas des seins arrondis, que les houris sont des idées. Il nous a laissés libres d’en penser ce qu’il nous plairait, et c’est le cas de dire que qui ne dit mot consent.

L’originalité de l’islamisme n’est pas dans le dogme, mais dans la personne du fondateur, qui seul entre tous les législateurs religieux, ne s’est point donné pour un Dieu, pour un être surnaturel, pour un thaumaturge, ni même pour un saint, pour un impeccable. La miséricorde divine à laquelle il recommandait ses frères lui était nécessaire comme à eux, et il l’implorait pour lui-même. Il a toujours déclaré qu’il n’était qu’un homme, que son seul privilège était sa mission prophétique et les communications qu’il avait reçues du ciel pour le bien de son peuple. M. de Castries en convient, Mahomet, qui avait de la divinité une conception si élevée, n’avait qu’une médiocre idée de l’humanité, et il faisait une large part à ses faiblesses et à ses passions. Il n’a point entendu créer une de ces religions idéalistes qui commandent à l’homme de violenter sa nature, de devenir un homme nouveau. Il aurait cru blasphémer s’il avait dit : « Soyez parfaits comme votre père qui est aux cieux. » Nous ne sommes qu’une vile poussière ; notre néant

  1. Babylonierthum, Judenthum und Christenthum, von Dr Adolf Wahrmund, Leipzig. 1882, p. 228.