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beauté littéraire suffit à la conversion d’Omar ? » Je me souviens d’avoir vu un jour à Smyrne un portefaix turc assis sur un des ballots qui encombraient une grande cour ; on l’avait fait venir pour aider au chargement des chameaux, et ayant interrompu un instant son travail, il avait tiré de sa poche son Coran, qu’il lisait avec un recueillement béat : quand je veux penser à un homme parfaitement heureux, j’évoque l’image de ce portefaix et de son turban. Le livre qui l’enchantait exerce, parait-il, la même fascination sur les noirs que sur les Turcs et les Arabes. M. de Castries aurait pu en appeler au témoignage d’un homme bien informé, de M. Edward Blyden, ex-ministre plénipotentiaire de la république de Libéria auprès de la cour de Saint-James. Il a constaté que les Haoussas, les Foulahs, les Mandingues, les Sousous trouvent dans les versets sacrés, dont le sens leur échappe souvent, une beauté sans nom, c’est un charme subtil, indéfinissable, une musique céleste. Comme les Africains n’ont aucune répugnance pour les moyens violens, ils recourent à la contrainte pour décider leurs fils à partager leur plaisir. « Le jour de la grande fête, raconte M. Blyden, j’entrai chez le juge, et m’étant avisé que ses enfans étaient à la chaîne : « Qu’ont-ils donc fait ? lui demandai-je. Ne les mettras-tu pas en liberté ? » Il répondit : « Je ne les détacherai que lorsqu’ils sauront le Coran par cœur[1]. »

On disait jadis : « Quand le soleil se couche, toute l’Afrique danse. » Depuis qu’elle entretient commerce avec Mahomet, l’Afrique noire danse moins ; elle prie cinq fois par jour, et de temps à autre elle se grise de la musique du Coran. C’est le seul genre d’ivresse qui lui soit permis et la seule violence que Mahomet ait faite à la nature humaine : il a proscrit les boissons fermentées, créé des millions de buveurs d’eau, et l’insoluble question de l’alcoolisme a été résolue par lui dans le Soudan. Est-ce à dire que personne ne boive en Afrique ? Là comme ailleurs, il y a des règles pour les petits qui ne sont pas faites pour les puissans. L’islamisme a, lui aussi, ses docteurs relâchés, dont les opinions probables mettent les consciences en sûreté. N’est-il pas dans l’intérêt de la religion « de ne rebuter qui que ce soit pour ne pas désespérer le monde ? » Le mahdi n’a pas porté les fardeaux qu’il imposait à ses sujets ; ce voluptueux, cet homme de bonne chère leur prêchait toutes les abstinences, sans se croire tenu de se rien refuser, et son successeur en fait autant.

Ce qui contribue plus que tout le reste aux progrès de l’islamisme, c’est la personne de ses propagateurs et leur méthode pour convertir les peuples primitifs. « Ce sont les seuls missionnaires, dit M. Blyden, qui soient absolument étrangers à tout préjugé de race. » Le christianisme, religion sémitique par ses origines, universelle par son esprit,

  1. Christianity, Islam and the Negro Race, by Edward W. Blyden. Londres, 1887.