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surtout notre goût déplorable pour l’uniformité ; tout fonctionnaire rêve d’une Algérie qui, malgré son sol, son climat et sa population, serait absolument semblable à la métropole. » Les musulmans verront toujours en nous des étrangers ; eh ! qu’importe, pourvu qu’ils soient inoffensifs et que de plus en plus ils se laissent persuader de travailler pour nous, de se rendre utiles à nos colons. C’est par la politique des bons procédés que nous les amènerons peu à peu à accepter leur sort. Délivrons-nous de la manie que nous avons de vouloir rendre les gens heureux non à leur façon, mais à la nôtre. « Si nos gouvernans veulent étudier cette population indigène qu’ils connaissent si mal, si leurs efforts tendent à satisfaire quelques-unes de ses aspirations, à alléger quelques-unes de ses charges, elle cessera d’être un danger, et la colonisation trouvera en elle son plus précieux auxiliaire. »

Surtout appliquons-nous à les comprendre. Je sais que les Arabes de la Régence sont plus faciles à conduire que leurs frères de l’Occident, mais s’ils nous ont donné si peu d’ennuis, cela tient aussi à ce que dès le début nous leur avons envoyé des hommes très intelligens, capables de les comprendre et de les apprivoiser. Il y a peu d’années, à Kairouan, M. Tochon, pour qui la langue du Coran et l’âme arabe n’ont point de secrets, et qui était alors contrôleur civil de la cité sainte, me racontait que des conférences religieuses avaient eu lieu dans la mosquée principale et qu’à sa vive surprise on l’avait invité à y prendre part. Son tour venu, il avait lu quelques versets du Coran, en les accompagnant d’un commentaire, et son auditoire l’avait écouté avec une respectueuse attention. On se disait : « Ce chrétien mérite d’être entendu ; il comprend Mahomet. »

M. de Castries, lui aussi, a compris Mahomet ; et son livre, j’en suis sûr, sera goûté par les esprits ouverts et libres. L’Islam a paru en temps opportun puisqu’un comité, dans lequel figurent de bons catholiques, s’occupe de construire une mosquée à Paris. C’est un projet louable, inspiré à la fois par un sentiment d’humanité et par une vue juste de nos vrais intérêts. Bourdaloue reprochait au jansénisme de prêcher « un Christ aux bras étroits. » Comme le zèle religieux, la science et la politique ont leurs préjugés, dieux intolérans et jaloux, qui n’aiment pas à ouvrir leurs bras : ce sont de mauvais patrons pour un peuple qui a des colonies. Toute nation qui aspire à se répandre jusqu’aux extrémités de la terre est tenue d’élargir son esprit et son cœur.


G. VALBERT.