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le cœur dans sa tête, et nous n’avons pas cessé de le penser. On peut faire beaucoup de mal lorsqu’on cède aux seules inspirations du sentiment, et nous craignons que M. Bourgeois n’ait de la peine à satisfaire tous les appétits qu’il aura suscités, si, n’ayant pas trouvé d’autre moyen de les rassasier, à la manière du pélican du poète,

Pour toute nourriture, il apporte son cœur.

Ce ne sera probablement pas jugé suffisant. Nous voudrions nous-même, comme indication politique, quelque chose de plus substantiel. Il ne suffit pas de dire, en termes éloquens peut-être mais bien vagues à coup sûr, que « la société n’est pas un champ clos où sont laissés aux prises les faibles et les forts, les riches et les pauvres, sans qu’il y ait entre eux une règle, non de droit strict, mais d’équité véritable, un juge du camp pour juger, non seulement avec la règle du droit, mais avec la lumière du sentiment, avec la raison éclairée par le cœur. » Ce n’est pas avec ces métaphores décevantes et inquiétantes, qu’un homme politique doit aborder et traiter les questions qui se rattachent à l’ordre social. Il faut y apporter un esprit autrement pratique. Il faut tenir prêtes des solutions autrement précises. Enfin, nous sera-t-il permis d’avouer qu’à voir la diversité, la mobilité, la caducité de nos gouvernemens successifs, et à démêler les influences auxquelles ils obéissent trop souvent, nous avons peu de confiance en eux pour jouer le rôle d’arbitres que leur assigne M. Bourgeois ?

Le discours de M. Poincaré a presque toutes les qualités qui manquent à celui de M. Bourgeois. Il ne promet rien qui ne soit exécutable, et il prend même particulièrement à tâche de prévenir les esprits contre la chimérique espérance de pouvoir réaliser d’un seul coup, non seulement toutes les réformes, mais même une seule, si on la conçoit dans des termes absolus. La marche du progrès n’est constante qu’à la condition d’être graduelle. M. Poincaré rappelle qu’à la suite des élections de 1889, c’est-à-dire après la chute du boulangisme, les Chambres de cette époque, sans se piquer de bouleverser afin de le mieux perfectionner tout notre édifice fiscal, ont fait un effort méritoire pour rétablir dans nos budgets l’ordre et l’équilibre. Elles ont réalisé des économies considérables. Elles ont supprimé presque complètement l’abus des budgets extraordinaires qui, à la manière d’une végétation parasite et envahissante, épuisaient nos ressources financières et trompaient le pays sur la réalité du déficit. Elles ont préparé par-là les réformes dont quelques-unes ont été accomplies : d’autres l’auraient été par la suite si on avait sagement et modestement persévéré dans la même voie. Mais est venu le socialisme, digne héritier du boulangisme auquel il a emprunté ses procédés. Au lieu de parler à la raison, il a fait appel à l’imagination des masses, il a promis le paradis terrestre. Combien petites et mesquines ont paru